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Née à Buenos Aires, Argentine, en 1934. Sa mère, Raquel Garcia Arocena, de nationalité uruguayenne est d’ascendance basque et espagnole. Son père, Andrés Baron Supervielle, argentin, est d’origine française. Le grand-père maternel de ce dernier, Bernard Supervielle, béarnais, s’était embarqué très jeune sur l’un de ces bateaux qui, au XII° siècle, faisaient route vers le Rio de la Plata. Il avait créé le Banco Supervielle qui, à travers bien des vicissitudes, a survécu jusqu’à aujourd’hui, à Buenos Aires, et qui fut, durant de longues années, dirigé par le père de Silvia Baron Supervielle.
Alors qu’elle n’a que deux ans, sa mère meurt. Elle recevra de sa grand-mère paternelle, née Supervielle et cousine germaine de l’écrivain Jules Supervielle, une éducation de culture française. Mais si elle apprend le français, surtout en l’entendant parler ou en le lisant, sa langue naturelle, celle avec laquelle elle passe son baccalauréat et écrit ses premiers textes, demeure l’espagnol. Elle effectue plusieurs voyages en Europe. En 1961, nouvelle traversée de l’océan, mais cette fois elle prolonge son séjour à Paris. Ce départ non prémédité, et la coupure qu’il entraîna avec son pays et avec les siens, lui semblent, aujourd’hui encore, le fait » d’une impulsion mystérieuse « . À Paris elle travaille par nécessité à la libraire la Hune, aux éditions Gallimard, au Centre Culturel argentin, et fait des traductions pour l’Unesco. Après de longues années de silence, elle reprend ses écrits directement en français, ce qui contribue à l’enraciner en France. En 1970, Maurice Nadeau publie une série de ses poèmes dans la revue qu’il dirige Les Lettres Nouvelles. Son premier livre véritable La distance de sable paraît en 1983 aux éditions Granit que dirige François Xavier Jaujard. Puis elle publie chez José Corti plusieurs ouvrages de poésie et de prose, dont les deux derniers, parus en 1995, sont un récit, La Frontière, et un travail inspiré de la Bible, Nouvelles Cantates. Parallèlement, elle traduit en français des écrivains argentins surtout des poètes tels que Borges, Macedonio Fernandez, Alejandra Pizarnik, Roberto Juarroz, Silvina Ocampo, Juan Rodolfo Wilcock, etc. De même, elle a traduit en espagnol la poésie et le théâtre de Marguerite Yourcenar. En octobre 1997, le metteur en scène argentin Alfredo Arias monte à Paris une pièce de Silvina Ocampo La pluie de Feu, traduite par elle. En 1997, après trente sept ans d’absence, elle revient pour la première fois dans son pays en tant qu’écrivain, invitée par l’ambassade de France pour faire des conférences à Buenos Aires. OUVRAGES PUBLIÉS Poèmes et récits : Les Fenêtres. Hors commerce, 1977. Entretiens : * Un été avec Geneviève Asse. L’Echoppe éditeur, 1996. Traductions en langue française : Les Travaux et les nuits d’Alejandra Pizarnik. oeuvre Poétique 1956-1972. Avec Claude Couffon. Editions Granit/Unesco, 1986 Les Conjurés de Jorge Luis Borges. Jacques Quentin éditeur, Genève 1989. Elena Bellemort de Macedonio Fernandez. Editions José Corti, 1990. Papiers de Nouveau venu et Continuation de rien de Macedonio Fernandez. Avec Marianne Millon. Editions José Corti, 1992. Fragments verticaux de Roberto Juarroz. Editions José Corti 1993. Les Jours heureux de Juan Rodolfo Wilcock. Editions de La Différence,1994. * Cahiers de tout et de rien de Macedonio Fernández. Avec Marianne Millon. Editions José Corti 1996. * Poèmes d’amour désespéré de Silvina Ocampo. Éditions José Corti, 1997. Quatorzième poésie Verticale de Roberto Juarroz. Editions José Corti, 1997. * La Pluie de Feu de Silvina Ocampo (Théâtre). Christian Bourgois éditeur, 1997. Traductions en langue espagnole : Les Charités d’Alcippe de Marguerite Yourcenar. Visor, Madrid 1982. Théâtre de Marguerite Yourcenar. Tome I, 1983. Tome II, 1986. Éditorial Lumen, Barcelone . Autres : * Livres en broderie : reliures françaises du Moyen Age à nos jours : Bibliothèque de l’Arsenal. 30 novembre 1996 – 25 janvier 1996 / Exposition organisée par la Bibliothèque Nationale de France. — Paris : Bibliothèque nationale de France : DMC, 1995. — 191 p. Avec deux textes de Michel Butor et Silvia Baron Supervielle, l’ouvrage présente l’histoire de la reliure brodée française du XIIIe siècle à nos jours. A la médiathèque : * |
Jean-Pierre Chambon vit et travaille à Grenoble. Il a publié Evocation de la maison grise (Le Verbe et l’Empreinte, 1981), Matières de coma (Ubacs, 1984), Les Mots de l’autre (en collaboration avec Charlie Raby, 1986), Le Corps est le vêtement de lâme (Comp’Act, 1990), Le Territoire aveugle (Gallimard, 1990), Fragments d’épreuves (Le Verbe et l’Empreinte, 1992), Le Roi errant (Gallimard, 1995), Un chant lapidaire (Voix d’encre,1995). Des poèmes de lui ont été traduits en espagnol, italien, russe, polonais, hongrois, bulgare, arabe. Il a obtenu le prix international de poésie Yvan Goll 1996. Il travaille régulièrement avec des photographes et des peintres et co-anime la revue Voix d’encre.
Récemment apparu au premier plan, Jean-Pierre Chambon, né en 1953, a fait partie d’un mouvement, constitué autour de la NRF, qui, sans s’affirmer telle, constitue une sorte d’école du nouveau lyrisme. Le souci de retourner à des rythmes récemment cassés par l’expérimentation formaliste et par la provocation telquellienne, s’accompagne dun recours à l’image poétique traditionnelle. Très intériorisée, sa poésie parle d’une relation à la fois sereine et tendue avec le versant caché du monde perceptible. IN : 120 poètes français daujourdhui.1992 Une oeuvre mangée aux vers Jean-Pierre Chambon est avare de confidences, dès lors quil sagit de parler de lui. On sait cependant quil est né en 1953 à Grenoble, où il vit toujours. Il coanime avec le Montilien Alain Blanc la revue (et les éditions) Voix dEncre. Par ailleurs, il est rédacteur en chef de Périphériques, le trimestriel d’informations culturelles de la Ville de Saint-Martin-dHères. » Découvert » par l’éditeur chartrousin Marc Pessin (éditions Le Verbe et lempreinte) qui publia son premier ouvrage, Jean-Pierre Chambon est l’auteur dune oeuvre, exclusivement poétique, qui comporte à ce jour huit recueils, dont Matières de coma (Ubacs, 1983), Le Territoire aveugle (Gallimard, 1990), Le Corps est le vêtement de l’âme (CompAct, 1990) et Fragments d’épreuves (Le Verbe et l’empreinte, 1992). Les éditions Voix d’Encre s’apprêtent à publier, début décembre, Un Chant lapidaire, porfolio qui rassemble une série de poèmes de l’auteur et des photographies du Grenoblois Jacques Milan. Passionnée de poésie, jean-Pierre Chambon ? C’est trop peu dire. Une existence mangée aux vers ! Jean-Louis Roux La parole nomade de Jean-Pierre Chambon Assez ! voici la punition. – En marche ! Le Roi errant, le nouvel ensemble de poèmes de Jean-Pierre chambon – son septième livre et son second chez Gallimard après Le Territoire aveugle en 1990 -, est constitué dun maillage de mouvements et de dérives continus. Les mots, qui naissent à partir de tremblements sur l’eau, de traces dans le sable, d » instant(s) qui étincelle(nt) « , matérialisent le lent cheminement de celui » qui ne convoîte plus rien sur la terre « mais que » chaque pas ancre plus profondément / en soi « . Mais quel est-il » ce grain oublié dans le crible du ciel / parmi la meute hurlante « ? Il est monarque déchu. Il est guerrier sachant quil ne possède » de royaume / que cet espace incessant « . Il est passant, il est passeur qui va de déserts en châteaux, qui glisse sur les fleuves ou sur les chemins de halage, qui frôle les lisières, qui se hisse vers le col d’où jaillira lillusion » d’avoir appartenu au ciel « , qui échoue dans une ancienne carrière comme un tombeau en forme de coeur en pleine forêt. Oui, quel est-il ce rôdeur qui médite » avant l’embouchure / au seuil de la perte et de l’oubli « ? Il est le Déchiré, dont le » bonheur est d’aller « et la » malédiction / De ne pouvoir établir (sa) demeure « . Il est l’Ecartelé aimanté tout à la fois par » les îles et les étoiles « et par » le flot noir « . Il est l’habitant de » deux mondes « à l’image des » deux / parties inconciliables / d’une même totalité « . Il est Homme, il est Poète. Il est homme-poète, seul jumelage par lequel se reconstitue l’unité dune existence sans cesse ravinée. Nul doute, en tout cas, avec Jean-Pierre Chambon : progressant par tableautins, par estampes verbales, privilégiant la fluidité et tout ce qui a trait au regard, il prouve qu’être et dire procèdent de la même nécessité, de la même lutte. Sa parole nomade établit la fusion entre l’immédiateté de la pensée et » le pays d’ailleurs « . Et si le Roi errant se clôt sur le mot » inaccessible « , chacune des pages parvient cependant à désigner, parmi de » faibles éclats fulgurants « , les lieux et les circonstances ou » soudain (…) recommence le monde « . Ici l’écriture rejoindrait les Ecritures et l’auteur d » Une Saison en enfer » – à qui nous ne nous référons pas par hasard sans guillemets pour ouvrir et boucler ces lignes – reste compagnon de (dé)route. En témoigne parallèlement l’implacable » Discours du silence « que Jean-Pierre Chambon vient de publier dans la revue Aube magazine pour saluer » Rimbaud à Aden « . A noter encore que Chambon co-dirige, de Grenoble où il est né et où il vit, la revue Voix d’Encre, enseigne à laquelle paraît ces jours-ci » En un pays de ruine et de lumière « d’un autre Dauphinois, Hervé Planquois. Un recueil à découvrir, justement, dans le prolongement du fascinant Roi errant, sur fond de causse, d’érosion, de » sourd cri sous l’iris « . Tout » cela (qui) s’appelle l’éphémère, / ce passage d’une rive à lautre « . On ne part pas. – Reprenons les chemins d’ici… Didier Pobel Jean-Pierre Chambon : le roi, son château et la folle du logis Jean-Pierre Chambon, puisqu’il faut en venir aux faits, débuta sa carrière littéraire avec un ouvrage intitulé Evocation de la matière grise (éditions Le Verbe et l’empreinte, 1981) : nous y voilà. L’auteur y rêvait, en des proses à l’obstination tranquille et insidieuse, d’une demeure sans doute plus fictive encore que ne l’étaient ses occupants. » Mon logement est immatériel. J’habite tout entier dans ma tête « : tels étaient d’ailleurs les ultimes mots du livre. J’entends que si ladite maison nétait que pure chimère, à tout le moins y eut-il quelqu’un pour en bâtir la légende (et y résider en songe, ce qui n’est déjà pas si mal). Presque quinze ans plus tard, Chambon n’a, en somme, pas changé. Son dernier recueil, Le Roi errant, prouve de nouveau qui’l ne prise en rien tant que de prêter sa voix aux fantasmagories dont l’emblème de la Maison (en occurrence, il s’agit plutôt dun château) constitue l’un des révélateurs les mieux appropriés. Mais prêter sa voix n’est encore rien. Car enfin, est-il exaltation plus grande, plus trouble aussi, que de parler par la bouche d’un autre ? Et a fortiori, lorsque cet autre n’est que le produit de notre fantaisie. De ces êtres illusoires, Le Roi errant n’est certes pas exempt. Monarque vieillissant qui compose ses mémoires, passeur aux allures de nautonier Charon qui accumule les doutes, riche marchand qui dicte ses dernières paroles à l’instant d’atteindre au trépas : Jean-Pierre Chambon se livre à la confession dont le pressentiment de la mort s’avère, comme on le voit, le socle essentiel. Laissant ses » personnages » revendiquer la paternité de ses propos, l’auteur peut tranquillement faire remonter de leurs soubassements les mots si ce n’est les plus inavouables, du moins les plus déconcertants, tant celui qui écrit sait bien qui’ls sont issus de lui et, tout à la fois, qu’ils ne lui » ressemblent » pas. Toujours au bord de la légende et du récit mythologique, les poèmes de Chambon constituent autant de » fictions » réunies autour de la figure du Destin… Usant d’une lenteur souveraine et pour ainsi parler » empoisonnante « , le poème nourri de romantisme insinuant (voire d’un soupçon de symbolisme fantastique), installe une atmosphère si riche qu’on a parfois le sentiment d’y manquer d’air. L’univers y est en quelque sorte irrespirable et comme au bord de la folie, parce que tout y » parle » dans un entrelacs de signes étouffant et dans un jeu d’un déchirement sans fin. Mais une telle abondance d’émotions successives et d’intarissables descriptions ne saurait tromper : elle débouche le plus souvent sur une dernière notation aussi allusive que laconique. L’éloquence aboutit au silence ; l’essence du poème réside dans ce qu’il ne dit pas. Et l’on entrevoit que le Roi errant du livre n’est peut-être, en dernière instance, qu’une métaphore du poète : souverain de sa langue, mais harcelé à perpétuité par le besoin vital d’en remettre en cause tous les fondements… Condamné à ne régner à demeure que sur ce qui ne demeure pas : voilà sa demeure ! Celle de Jean-Pierre Chambon, en tous les cas, excite grandement notre curiosité. Jean-Louis Roux _______________________________ Nuée de corbeaux dans la bibliothèque La lumière qui vient mourir aux vitres éclaire d’une autre manière : l’arrondi du fauteuil, le globe de la lampe, la boiserie des rayonnages, les feuilles blanches sur la table, tout paraît à la fois plus intense et suspendu, comme si les choses se livraient pleinement au moment même où elles allaient cesser d’être tout à fait séparées, juste avant qu’on se décide enfin à allumer une lampe. C’est l’heure favorite, l’heure ambiguë, l’heure propice de l’inquiétude et de la joie mêlées – c’est aussi l’heure des corbeaux. En voici justement un sur le cèdre du parc, qui crie, perché parmi le bleu assombri, fixant à l’arbre si noble un sceau d’infamie. Leopardi attribuait aux oiseaux le privilège inné du rire. Dans le cas du corbeau, il paraît difficile de le suivre, tant le croassement semble une plainte inconsolable, ou pire, le rappel ironique de la désillusion finale. Et bientôt, mais de l’autre côté, en arrive toute une bande, venue se poser autour de moi dans la granulation grise de la lumière. Je reconnais d’abord le corbeau magnifique d’Edgar Poe claquant du bec sa ritournelle fatidique. Puis viennent les corbeaux de Li Po, discrets et mélancoliques, les messagers saturniens de Rimbaud, et implacables nécrophages, ceux de Villon et de Trakl. Je distingue aussi parmi la nuée virtuelle le corbeau goguenard de Pouchkine, celui déprimant de Majnûn, et repéré à son vol frénétique, le corbeau terrible de Ted Hughes. J’aperçois encore le corbeau de Claudel, à l’oeil énorme. Celui de Raymond Carver passe dans un frissonnement tout proche, celui de Kenneth White laisse un hiéroglyphe sur la neige. Il y a encore l’oiseau celte, l’augure romain, la corneille tournoyant à l’aplomb de l’âpre paysage anatolien et dont un derviche aura psalmodié le nom… Il y a…Il y a…La nuée s’estompe, à force de fractionnements infinitésimaux. Seul persiste le corbeau de l’arbre, le corbeau de personne, qui grince une dernière fois avant de prendre son essor au-dessus de la ville, vers le ciel déchiré de lueurs. Jean-Pierre Chambon |
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François Frapier lit Antoine Emaz
Môle Antoine EMAZ Vous voulez de la sauce ? À chaque fois au début, il y a cette impression insistante, pressante, d’immobilité, d’inertie et d’urgence, d’impératif. Comme dans la boue nocturne des cauchemars. On bouge encore un peu, mais. Vite. On attend que vienne quelque chose. Il faudrait que vienne quelque chose. Vite, vite, il faut que quelqu’un arrive. Une aide. Non ? Un secours. Non ? Une présence. On ne sait pas. On voudrait. Et puis : il faut maintenant, il faut. Soi alors ? Est-ce possible ? Soi ? Serait-ce possible ? Il faudrait durer de façon plus stable pour pouvoir dire sans rire : moi… II Il semble, cependant, bien vite, que personne ne soit attendu ou en mesure d’intervenir. Il faudrait. C’est dit souvent. Il faudrait. C’est dit. On voudrait. Il faudrait. Il devrait. Mais rien, personne ne répond à l’injonction. Il faudrait. Au matin peut-être ? Le temps manque. On voudrait. Vite. Et puis non, inutile de rêver : personne pour délivrer de la peur, personne pour endiguer l’eau qui monte, et pour accélérer la nuit : personne ; et encore personne pour aider à franchir le mur, pour stopper les remous dans quoi on est pris, entraîné, le sable où l’on s’enfonce, personne ; personne pour écarter le danger du monde, sortir de la cage, personne pour faire cesser ce spleen. De la joie, de la paix, de l’air s’intercalent, parfois, entre tout cela. On respire. Rémission, malgré tout / on vit sous le ciel. Mais ne peuvent durer la joie, la paix, la légèreté, ni l’air. Mauvais oeil. C’est normal. Tout est voué à l’échec. On se sent creux. A l’intérieur, ça fond, ça s’émiette, ça s’enterre, ça hurle, ça se solidifie, ça se dresse, ça s’éboule, ça oppresse, fait étouffer rend fou fait mourir. On a devant soi un écorché. C’est de l’anatomie. Le corps commence / à se défaire. On soulève les organes, pour voir : carcasse, crâne, yeux, peau, bouts de chair, caillot de sang, pied, main, os, visage, cette tête / coupée, cette tête / qui crie. On voudrait comprendre ce qu’il y a au fond. On voudrait savoir ce qu’il y a au bout, au fond de l’attente. Mais, entre temps ? Torture. Rien pour combler ce qui manque, l’évidence, le calme, le temps. Parce que, sale histoire, manque quelque chose. L’air, la légèreté, l’eau, l’espace, même s’ils sont là. Le plein est trop plein. Le vide trop vide. Le dehors enferme. Le dedans exclut. On ne trouve pas de place. Et puis, très vite, l’inquiétude vient de ce qu’on n’avance pas, ou très lentement. Ça bloque : stase. Au prix d’efforts inhumains, quotidiens cependant supportables donc vivables, on débouche. Vivables ? C’est en plein dans de l’Histoire. Ça rappelle à la surface de soi des existences de frères. Alors on avance dans cette écriture du dehors qui peine dans la liberté. On constate d’ailleurs qu’on revient sur ses pas. Ce n’est pas possible ! On est retenu, accroché, happé. Ce sont des scènes déjà vécues. On partage, mon vieux, avec d’autres visages qui se déforment et disparaissent sous la grimace. Un poème se termine seulement quelques millimètres plus loin quand un autre nous ramène illico en arrière, au point de départ. Ça recommence. On pense à Sisyphe. De très vieilles forces traversent l’espace, des apparitions. On pense à Méduse, convulsée, qui surveille le travail d’exister. On pense à Winnie qui s’enfonce dans la terre. On pense aux otages de Fautrier. On pense aux crochets, aux rats, aux chiens de Velickovic. On pense à l’avaleur Cronos, ou à l’autre, » pied enflé » qui se crève les yeux. Le monde ne lâche pas. On va y passer. On se dit que c’est mal parti, on se dit qu’on n’y arrivera pas, puisqu’il n’y arrive pas, Antoine Emaz, à s’en débarrasser. On n’est bien nulle part. Ça revient. Ça hante. Ça insiste. Ça accélère. Vieille chose. Très vieille famille de tout ça. Ça vieillit l’humanité. Revoici le mur qu’il met devant ou la terre qui s’effondre ou le regard de bête qui foudroie ou la cage qui entoure ou le jour qui meurtrit. De retour la même tête. On ne résout pas. On oublie, on écarte surtout. Alors l’écriture qui vient par petits morceaux arrachés à tout par la violence de cette tête, et qui va menacer de s’écrouler aussitôt levée dans le blanc, et qui ne laisse pas tranquille, au calme, qu’est-ce qu’elle transforme ? On sait que, de toute façon on est toujours pris à l’intérieur de quelque chose, un effort, un interstice, le jour la barbarie, une rue, une vision terrifiante, des lignes. On se dit, c’est encore au début. On connaît ça. Ça ne durera pas. Alors, bon sang, finalement, qu’est-ce qu’il transforme, le poème ? Et ça recommence : quelqu’un va venir. Ou quelque chose. Ça recommence. Pour l’instant, ça a sérieusement l’air de vouloir durer. Voilà. Et puis tout s’équivaut. Tout semble vain. Voilà. Il y a à l’intérieur quelque chose qui sait mieux et qui reste. Un caillou. C’est dit. De l’irréductible. On porte à l’intérieur une pierre, un boulet, des gravas. C’est tout. au départ / avant le poème / il n’y a que la vie continuée // et après de même. ça revient au même. Rien n’a bougé, changé. A la fin, c’est la même chose. Aussi, entre temps, un jour, alors qu’on est dans un jardin, est-ce la même chose si vient quelqu’un – un vigilant pour relier à temps ce qui se désagrège dans l’urgence, sous la menace – dans le poème, si entre quelqu’un soudain, chez vous, en vous, qui dit, avec l’intonation, un chant presque : Voulez-vous de la sauce ? Thierry Bouchard Théodore Balmoral ; 22/23. 1995. ______________________________ ANTOINE EMAZ ou le fond du poème Né en 1955 à Paris, Antoine Emaz vit à Angers. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres qu’il sera de plus en plus difficile d’ignorer tant leur modernité nous est déjà nécessaire…/… Éditions et collaborations Je reconnais qu’il peut être difficile de se retrouver parmi mes livres : il en va de même pour les revues. Mais derrière cet apparent désordre, il y a un choix clair : le refus d’une édition qui ne se risque plus, et accepte la domination d’impératifs autres que littéraires. Il y a aussi des fidélités : je me sens en complet accord avec F.-M. Deyrolle, par exemple, ou avec Tarabuste. Mais il est vrai que je n’ai pas plus mon éditeur qu’un éditeur ne m’a. Et c’est bien ainsi. Il faut aussi se demander ce qu’est un livre : ce n’est pas si simple : recueil, livre d’artiste, plaquette, livre-objet… Un livre de dix pages, est-ce un livre ? Un livre à trente exemplaires, est-ce un livre ? Pour moi, si un poème habite un lieu, il y a un livre. Bien sûr, cela introduit une certaine confusion. Tant mieux. J’ai confiance dans le lecteur : s’il le veut, il trouve les poèmes – et sa liberté rejoint ainsi la mienne. Je ne crois pas que l’on puisse imposer grand chose : le poème se situe entre un auteur, un lecteur et une histoire, un temps qui l’accueille ou non. Pour ma part, j’ai besoin d’une relation avec celui ou celle qui fabrique le livre – non pour imposer mes vues, mais pour qu’il y ait désir et travail communs. En cela, travailler avec des artistes m’intéresse vraiment. Ils ont une autre façon d’aborder le livre, et cela donne des contraintes et des découvertes, comme du jeu dans le travail, une redéfinition du livre à chaque fois. Lorsqu’Anik Vinay m’a proposé de travailler avec elle sur l’ardoise, il y a eu pour moi des contraintes de mètre, et pour elle une manière imprévue de penser l’évolution du livre. Avec Marie Alloy, il y a eu toute une série de choix successifs, d’approximations passionnantes avant de fixer. Après, on peut penser que ces poèmes sont négligeables parce que d’une diffusion restreinte ; on peut penser qu’il s’agit d’élitisme et d’ouvrages pour bibliophiles. Pour moi, ce sont d’abord des poèmes qui ont trouvé leurs lieux. Cela suffit. Je n’ai pas de raison de les bouger ensuite, pas de raison non plus pour les oublier : ils existent. D’ordinaire, avec les artistes, je préfère partir d’un projet commun flou mais qui laisse toute latitude, et serrer après, dans la mesure du possible. En général, cela se passe bien : je crois que l’artiste se débrouille mieux que moi avec l’espace du livre ; il arrive à s’arranger, alors que c’est bien difficile pour moi si les contraintes n’ont pas été fixées au départ. Pour les recueils, il en va un peu différemment puisqu’il s’agit d’intégrer les poèmes dans le cadre d’un volume lui-même pris dans une collection. J’ai donc plutôt tendance à me fier à l’éditeur, qui connaît mieux ses contraintes et ses possibilités d’ajustement. On parle ensemble, mais je suis surtout attentif à certains points : que ses coupes techniquement obligées ne contrecarrent pas les miennes, par exemple. Le plus souvent, c’est facile ; il trouve les solutions, parfois même avant de m’en parler, puisqu’il sait ce que je veux. D’où l’importance pour moi de cette relation, qui doit être amicale et confiante. Les titres Poèmes en miettes (1986) – Deux poèmes (1986) – Poème carcasse (1991) – Poème, corde (1994) En deçà (1990) Poème, l’élan l’impact (1991) Poème : trois jours, l’été (1992) La nuit posée là (1992) c’est (1992) Poème, va (1993) Entre (1995) Fond d’oeil (1995) Titres et lecture Pourquoi, dans les titres, insister sur » poème » ? D’abord, pour afficher la couleur : ce ne sont pas des » textes « . Il y a aussi, par le singulier, la volonté de marquer que le poème est un mouvement construit en séquences. Souligner ce point est peut-être né d’une réaction suite à mes premiers envois en revues : on me répondait « vos poèmes… » alors que je n’en avais proposé qu’un sur plusieurs pages… D’une certaine façon, le poème me paraît analogue au film : le montage et l’ordre des séquences est une question essentielle. Je travaille surtout l’écriture avec mes yeux, dans une sorte de musique mentale d’autant plus nette que le silence est parfait autour. Je veux saisir cette musique, même si je sais qu’elle me filera toujours entre les doigts. En cela le poème, sans doute, reste approximatif, dans sa tension vers le plus exact. Lire à haute voix des poèmes me demande un effort : il y a aussi des poèmes que je ne peux que très mal « dire ». En fait, quand je lis en public, j’aime surtout la rencontre et le dialogue qui suivent la lecture ! Les travaux et les jours J’ai commencé à écrire assez tôt, sans doute vers quinze ans. Mais pendant une dizaine d’années, je suis resté sur le constat que mes poèmes n’étaient pas bons. Puis j’ai été durablement fasciné par l’écriture d’André du Bouchet. Écrire » comme lui » ne m’intéressait pas ; et écrire autrement… je ne voyais pas. Je ne sais pas comment je suis sorti de cette impasse : un été, deux poèmes se sont écrits, dans deux directions très différentes : Chant des pauvres et Mur, paroi. C’est à partir de ce dernier poème que j’ai vraiment commencé à écrire. Non, je ne ressens pas de doute quant à mon identité de poète. Je n’ai aucun désir rentré de roman, de théâtre ou d’essai. Par contre, j’ai souvent des doutes sur la valeur de mon travail : l’impression d’être en-deçà de ce qu’il faudrait. Bref, je ne suis pas tranquille. Comment s’écrit un poème ? La plupart du temps, en deux phases. La première est courte et violente : sans que je sache très bien pourquoi, une forme et une force s’imposent, suite à un jeu de pressions internes/externes. C’est une sorte de matière première. Commence alors une seconde phase, qui peut durer des mois, quelquefois des années. Il s’agit de manier ce qui était au départ, de l’user en réalisant autant de tentatives que nécessaire. Un travail de suppressions, de corrections, de greffes… Cela donne une série d’états successifs et au bout, à force, je crois que cela tient. Mais bien des poèmes n’en finissent pas de finir, ou s’effondrent définitivement. Contemporains et » on « J’ai lu et je lis beaucoup de poètes. S’il faut une sorte de lignée, je dirais Baudelaire, Reverdy, du Bouchet. Mais il faudrait citer aussi le Guillevic de Paroi, les vers de Michaux, le savon et la figue de Ponge, Follain, les derniers textes de Beckett… Parmi les contemporains, la diversité est passionnante, et j’aime autant lire ce qui méloigne de mon travail que ce qui m’en rapproche : je pense à Jean-Louis Giovannoni, Bernard Noël, James Sacré, Dominique Grandmont, Jean-Michel Maulpoix, Charles Juliet… Et je pourrais parler aussi d’auteurs moins connus ou plus jeunes qui m’intéressent beaucoup comme Thierry Bouchard, Jean-Pierre Georges, Jacques Lèbre, Jean-Gabriel Cosculluela, Jean-Patrice Courtois, Olivier Bourdelier, Emmanuel Laugier… Je ressens une vraie joie à lire, comme sentir la poésie circuler, vivre à travers la multiplicité des choix, des possibles. Dans les poèmes, c’est vrai, je n’emploie pas le je, et préfère le on. Est-ce pour marquer que le poème n’est pas un miroir ou une mise en valeur du moi ? Le on revient à mettre à distance le personnel, sans toutefois l’effacer complètement : cet écart me permet sans doute de travailler. Ajoutons que je n’ai pas l’impression dêtre seul dans le poème : une bonne part de mon travail vise le collectif ou le banal. Je ne me crois pas doué dune sensibilité extraordinaire : le on permet de construire une sorte de lieu commun. Transcription et montage réalisés par Serge Martin IN : LE FRANCAIS AUJOURDHUI. 113. Mars 96 __________________________________ VIANDE En haut de la rue, au coin, il y a une boucherie. Le mardi et le vendredi, un gros camion blanc, tôt le matin, et des hommes en blouses sales : ils portent des blocs de viande aussi grands qu’eux. Presque personne ne les voit, mais cela a lieu. De loin, du blanc penché sous quelque chose de brun avec des taches plus claires dans la masse sombre, qui bouge. Des bouts de bêtes. Est-ce la couleur portée dans l’air froid ou la courbe des dos sous le poids des carcasses, ou la rue terne avec ces ombres et le silence, ou même le camion arrêté, feux éteints, sur le trottoir plus sombre ? On ne voit pas ce qui insiste. Pourtant, c’est dans le rouge. De mémoire, rien ne filtre. Alors ? Le jour commence avec cette viande livrée. Voilà ce qu’on peut dire. Antoine Emaz MAIGRE le dehors tourne vite la peau craque personne n’assiste une peau craque et ce qu’elle révèle dedans ne reste rouge que peu de temps on n’attend pas que cela se ferme du dehors on se replie assez loin on se serre un peu et on se ferme plus loin dedans plusieurs fois cela et on devient mince fil de glaise à force on n’a plus grand-chose à offrir à refuser on se tient avec un peu de chance assez encore pour avoir l’air et durer sans cesse attendre on voudrait on ne lâche pas ce sont les mains qui abandonnent on n’a pas lâché quand on a fini on est lâché et bien forcer de laisser au bout Antoine Emaz Poème de la fin ce qui meurt nous reste sur les bras mais nous on n’a rien à voir avec la mort c’est elle qui vient nous serrer du dehors seulement un jour de plus au bout d’un jour au jour le jour ainsi des années durant l’apprivoiser simplement et sans bruit elle se tait et croît doucement même au soleil d’une journée de printemps dans le remuement des corps lui faire sa part la banaliser autant que possible pour parvenir à croire un peu qu’elle fait partie des choses et que cela est bon ainsi au moins tout le monde sait ce que cela veut dire il est mort c’est simple elle recule encore plus au fond et nous ne verrons guère les visages que par accident remous un pas lourd un rire une poigne puis un peu d’eau ou de temps recouvrent le peu puis rien mais de façon presque claire on entend ce qu’on ne voit plus tomber profond loin dedans on rôde autour d’un manque une zone devenue d’ombre vite cela tient mal à la mémoire on reste autour du creux les bords s’éboulent dedans bientôt on ne verra plus qui pleure on dort avec elle au fond de soi comme un chien roulé en boule on sait que montera un jour ou l’autre un vent de terre et on attend les yeux ouverts un corps infusé d’encre une éponge gorgée et dans la bouche la terre au lieu des mots les mots pesant enfin leur poids exact terre et corps dehors et dedans et plus rien d’autre que de l’herbe ou des arbres d’ordinaire les choses vont et nous aussi nous allons avec les choses c’est clair mais parfois il y a ce qui s’arrête ou s’abat en bloquant et on est brutalement à nouveau où il faut rire fou tout seul on racle encore entre le mensonge ancien et ce qui vient on a du mal à rester debout à la fin qu’est-ce qu’on a donc à voir avec la vie la mort on bouge avec ce qui bouge on se tait avec ce qui reste il n’y a pas grand-chose d’autre Antoine Emaz |
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René de Ceccatty est né le 1er janvier 1952 à Tunis. Il est romancier, traducteur, critique littéraire et éditeur. Il a fait des études de philosophie. Il a vécu au Japon et en Angleterre. Il collabore régulièrement au Monde des livres. Il fait partie du comité de lecture des éditions du Seuil. Il travaille également pour le théâtre avec le metteur en scène argentin Alfredo Arias pour lequel il a participé à l’écriture de Mortadela (Molière du Meilleur Spectacle Musical 1993), de la traduction de Cachafaz de Copi (Théâtre de la Colline, 1993), des chansons de Fous des Folies (Folies Bergères, 1993-1994), du one-woman-show Nini (Théâtre du Petit Montparnasse, 1995), de Faust Argentin ( Théâtre de la Cigale, 1995, Mogador, 1996). Expérience éditoriale Expérience journalistique René de Ceccatty Dans La sentinelle du rêve vos personnages ne perçoivent la réalité qu’à travers des filtres littéraires ou philosophiques et leur vie éveillée compte moins que leur vie rêvée. Il y a la littérature, l’écriture, le rêve et l’art. J’ai écrit La sentinelle du rêve dans une période où je renonçais presque à la vie. Je travaillais chez Gallimard mais je n’étais pas fait pour une existence régulière, salariée, ce que je n’ai plus au Seuil où je me sens plus libre. J’ai compris que ce qui constituait vraiment ma vie était la littérature et le rêve. La littérature à travers Violette Leduc et Pasolini qui sont les modèles des personnages du livre et également Foucault dont j’évoque la mort et qui a joué un grand rôle dans ma formation. Je m’intéressais au rêve et à la littérature comme si je ne pouvais plus, avec ma vie affective et corporelle, m’installer vraiment dans le monde. La revanche de l’écrivain est de contrôler ce qui dans sa vie ne l’est pas du tout. Je donne beaucoup d’importance au rêve parce que c’est un moment où les choses se réorganisent de manière parfois très forte et très structurée selon un autre cheminement que dans la littérature. Le rêve est un guide. Linconscient se structure selon des systèmes métaphoriques qui lui sont propres. C’est fascinant pour un écrivain. J’ai beaucoup réfléchi à la liberté de l’écriture jusque dans l’intimité. J’ai écrit ce livre pour décrire l’état psychologique dans lequel j’étais de renoncement au monde. Dans plusieurs de vos écrits dont Aimer, L’accompagnement, Le diable est un pur hasard… vous mêlez votre vie et la fiction sans délimiter de frontière. C’est vrai que j’ai brouillé les cartes. Dans mes livres, je me suis servi d’éléments autobiographiques marquants.Dans Aimer, je me suis donné la totale liberté de réinterpréter, de falsifier en partie des éléments et d’intégrer des personnages de fiction. / Au moment où jai écrit Aimer, je voulais parler d’un événement de ma vie qui m’obsédait, une histoire d’amour avec celui qui se prénomme Hervé dans le roman. C’était une histoire extrêmement douloureuse et je ne voulais pas en parler directement pour ne pas donner de détails qui risquaient de trahir celui dont je parlais. Parler d’une histoire malheureuse c’est entrer dans l’intimité de deux êtres or le regard que l’on porte à travers l’amour est un regard partial. J’ai donc eu recours à un personnage très proche de moi et en même temps totalement différent, Harriet Norman. Elle allait parler sur moi d’une manière plus légère que je ne l’aurais fait moi-même. J’étais heureux de retrouver une amie. Je l’ai fait mourir parce que c’était une très vieille dame. J’ai introduit un personnage imaginaire Ishmael que beaucoup de lecteurs ont cru réel. Ishmael portait sur moi un regard extrêmement bienveillant, il était mon garde-fou. Ishmael, étant un hétérosexuel tout à fait libre, rappelait que le drame vécu par le narrateur n’était pas l’homosexualité mais un amour malheureux. Cela me soulageait d’entendre cette voix lucide. C’était une manière de me rappeler que le problème que je décrivais n’était pas uniquement celui d’Hervé mais aussi le mien. Je m’étais enferré dans une situation dont je n’arrivais pas à sortir sinon par la littérature. Mais la littérature a des limites, on continue à être seul. Le lien entre la fiction et l’autobiographie se retrouve dans mes premiers livres. / En relisant La sentinelle du rêve pour la parution en Points Seuil, j’ai découvert que les personnages féminins complètement imaginaires avaient des histoires amoureuses inventées qui décrivaient déjà l’état que j’allais connaître dix ans plus tard. L’écrivain met à nu son fantasme en concevant un roman et ses rencontres prennent place dans une structure mentale d’une incroyable rigidité. / La limite entre la fiction et la vie réelle est extrêmement fragile. La vie intérieure appartient à la fiction. Dans l’attente, l’espoir, nous passons notre temps à constituer des romans. Quand on est inquiet pour quelqu’un que l’on aime on structure un délire imaginaire qui suit exactement les mêmes lois que la construction d’un roman ; pas en totalité peut-être, mais l’angoisse suit les lois de la construction d’une véritable intrigue. Il est donc naturel qu’il y ait ce glissement de la fiction à l’autobiographie. Aimer est constitué de petits chapitres. Est-ce que pour vous la vie est une somme d’éclats ? Pour Aimer c’est particulier. Je crois que dans la structure amoureuse, dans la passion, on interprète tous les événements qui concernent les rapports entre deux personnes, homme et femme, homme et homme, on réalise un travail d’enquête comme dans une histoire policière. J’ai écrit le livre de manière continue. Mon manuscrit ne comportait aucun chapitre, aucun titre et c’est en le recopiant sur l’ordinateur que je l’ai divisé en chapitres. J’ai compris que j’avais écrit des saynètes chacune autour d’un objet symbolique. Le livre est rythmé, ce qui permet de le lire extrêmement vite mais cela ne veut pas dire que ce soit ma perception systématique du monde. Il est vrai que la plupart de mes livres ont été structurés en chapitres brefs avec une idée forte chaque fois mais aucun de mes livres n’a été écrit sous cette forme au départ. J’ai toujours mis les titres des chapitres après coup. Vous donnez beaucoup d’importance à la correspondance et au manuscrit. Oui, la correspondance compte beaucoup pour moi, j’écris beaucoup de lettres et j’aime avoir des relations épistolaires avec des amis. Je dis souvent aux écrivains qui débutent, d’écrire sous des formes diverses, de rédiger des journaux intimes, des lettres. Il est très important d’avoir plusieurs approches de l’écriture. / La correspondance est essentielle, car elle rend les choses parfois fausses dans leur rapport écrit, mais l’imagination est nécessaire si l’on veut se construire face à l’autre en rendant abstraite la relation. Je suis obsédé par l’abstraction des rapports humains et, par ailleurs, par leur sensualité : je suis obsédé par le détachement, la spiritualité et les rapports complètement intellectuels. / Je suis aussi passionné par les manuscrits. J’ai publié plusieurs manuscrits d’amis morts. Ce fut une expérience douloureuse et en même temps, j’étais heureux de pouvoir prolonger leur vie d’une certaine manière en publiant par exemple, Mémoires d’un jeune homme devenu vieux, les carnets de Gilles Barbedette qui sont très émouvants et vont au coeur du désespoir de la maladie. J’ai aussi publié La maison Niel, les souvenirs d’enfance posthumes, de Jean-Baptiste Niel qui était un grand ami et qui est mort du Sida en 1995. J’ai publié le dernier roman de Rabah Belamri Chroniques du temps de l’innocence. Pour moi, c’est un acte de respect par rapport à des oeuvres que j’admire et des écrivains qui étaient des amis. / Dans L’accompagnement votre rapport au temps n’est pas linéaire et ainsi vous redonnez vie à un ami. L’accompagnement a permis de prolonger un dialogue qui était à peine ébauché. Je ne le considère pas comme mon livre mais comme un livre écrit sous surveillance si l’on peut dire. Gilles Barbedette m’avait dit à l’hôpital qu’il n’avait plus la force d’écrire. C’était un acte militant car je voulais décrire le regard de Gilles sur la vie hospitalière. Il s’est révolté contre l’intrusion dans l’intimité, contre la dépossession de l’identité à l’hôpital. Il voulait parler de la douleur, de la moralisation de la souffrance quand on lui refusait des analgésiques. Il y avait aussi ses rapports avec les infirmières et les infirmiers qui étaient conflictuels ou admirables comme je le raconte à propos d’Annick qui est une femme vraiment fabuleuse. Elle a compris immédiatement le type d’attitude qu’elle devait avoir. Je parle aussi d’un médecin qui a eu une attitude tout à fait remarquable. Un travail objectif concernait Gilles mais je n’étais pas préparé à cette douleur d’accompagnement très aiguë dont il m’avait chargé. Il ne se rendait pas compte qu’il quittait le monde et que j’échangeais ce dernier regard humain avec lui. J’ai mesuré l’horreur de cette situation par la suite. Le livre est très littéraire. Le style doit l’emporter quoique ce livre soit écrit de manière extrêmement simple, mais bien sûr il comporte une mise en scène, une constitution strictement littéraire. Je ne voulais pas mettre entre parenthèses ma personnalité d’écrivain. J’allais parler de la douleur, de l’horreur de mourir dans un hôpital en prenant un certain nombre de précautions dans la manière de raconter. Vous avez beaucoup de relations au théâtre, est-ce que la vie se déroule sur la scène ou en dehors ? La frontière est ténue. Oui, c’est une ambiguïté. J’aime beaucoup Pirandello qui a écrit sur ce thème. Au théâtre l’émotion vient sans doute de la contradiction apparente entre la conscience d’assister à une fiction et la présence corporelle des comédiens qui créent un sentiment conflictuel et une émotion bouleversante. J’ai traduit une pièce de Moravia qui a été jouée à l’Odéon et j’ai surtout rencontré Alfredo Arias, metteur en scène argentin dont j’appréciais beaucoup le travail et avec qui j’ai collaboré à de nombreuses pièces, souvent musicales. J’ai suivi la préparation d’une demi-douzaine de ses spectacles en assistant parfois à toutes les répétitions. Vous avez choisi la littérature Oui, parce que je suis réservé et solitaire dans mon travail mais j’aime aussi le travail collectif. Je traduis avec un ami japonais Ryôji Nakamura. Au théâtre, l’artiste est comme un intermédiaire par rapport à une réalité artistique. Quand il écrit, quand il peint, quand il compose, l’artiste n’est pas complètement l’auteur de ce qu’il est en train de créer mais il est au service d’une réalité artistique dont il est l’interprète. Cela peut paraître paradoxal dans une oeuvre autobiographique et intimiste, mais il faut avoir cette idée pour que l’oeuvre ne soit pas strictement narcissique et renfermée sur elle-même. Vous avez aidé des auteurs à se révéler ? J’aime lire des manuscrits et découvrir des auteurs pour les éditer mais je n’aime pas entretenir de rapport paternaliste. Un écrivain doit sentir chez son interlocuteur une écoute, une attente mais c’est lui qui maîtrise son livre. Un écrivain qui est éditeur ou simple lecteur sert la littérature et il est nécessaire qu’il ait le même enthousiasme pour les livres des autres que pour ses propres livres, en aidant à la naissance de l’oeuvre d’un autre. J’ai édité des livres très différents parce que j’aime entrer dans d’autres systèmes littéraires. C’est pour cela que j’aime aussi la littérature étrangère. Vous avez traduit beaucoup d’ouvrages de l’italien et du japonais, vous découvrez des univers très divers. J’ai souvent réfléchi à la raison qui m’a poussé à tant traduire. J’ai commencé à traduire en écrivant quand j’étais encore enfant. J’ai un rapport très profond avec l’Italie parce que j’ai été élevé en Tunisie et que la personne qui s’occupait de moi était italienne. La deuxième motivation fut la découverte de Pasolini et c’est pour lui que j’ai vraiment appris l’italien. J’ai rencontré une littérature qui me parlait directement, une culture qui me révélait quelque chose d’intime. Bien sûr, c’est lié au rôle fondateur de l’Italie dans la culture européenne. Pour le Japon, le hasard a joué, j’ai été envoyé comme coopérant au Japon alors que je n’avais aucun lien avec ce pays. J’ai appris le japonais à ce moment-là et j’ai travaillé avec Ryôji Nakamura avec qui j’ai vécu et signé toutes mes traductions. J’ai découvert une littérature philosophique puis des textes classiques. On a conçu une anthologie, Mille ans de littérature japonaise. (Ed. La Différence, 1982 – Réed. fév. 98 ; Philippe Picquier) Quel rôle joue la traduction dans votre propre écriture ? Un rôle de premier plan : j’ai traduit des livres littéraires, des livres moins littéraires, des romans sentimentaux…Traduire des livres divers permet d’avoir une certaine distance par rapport à soi et aux mots. Cela aide à trouver sa propre voix. J’ai traduit Moravia par hasard, son traducteur avait trop de travail. Il m’a demandé de le remplacer. J’ai sympathisé avec Moravia et j’ai traduit tous ses derniers livres. Ce qui m’intéressait en traduisant Moravia pour qui j’avais une très grande admiration intellectuelle, c’était de voir comment fonctionnait un cerveau tout à fait différent, avec une autre personnalité, un autre âge, une autre génération, un autre cheminement. De plus il avait une renommée internationale et une faculté à s’intéresser à beaucoup de choses. Quand je traduis Pasolini ou le japonais Sôseki, que je ressens intimement proches de moi, je me reconnais à travers des écrivains pour qui j’ai une grande admiration. Ils ont une personnalité écrasante mais qui m’aide à me trouver moi-même. Kôbô Abé a un univers fantasmatique très éloigné de moi mais en même temps un univers fantasmatique minutieusement structuré. L’approche d’une langue à travers des idéogrammes permet une autre vision de la littérature. C’est une ascèse d’entrer dans cet univers. C’est long, très obsessionnel. Il faut respecter le style de l’auteur et surtout respecter le rapport entre le style de l’auteur et la langue d’origine mais ce travail sur la langue japonaise, je n’aurais jamais été capable de le faire seul. Vous êtes aussi critique littéraire. Oui, c’est un travail que j’aime vraiment beaucoup. La critique littéraire consiste à réfléchir sur le fonctionnement de la littérature selon des optiques très diverses. J’écris surtout sur la littérature japonaise et italienne dans Le Monde des livres mais il m’arrive aussi d’écrire sur des écrivains français ou anglais. Pasolini a tenu quelques années une chronique littéraire dans Il Tempo, j’ai fait un choix de ses textes que j’ai traduits en français sous le titre de Descriptions de descriptions. C’est un modèle de critique littéraire. Je crois qu’un chroniqueur n’est intéressant que s’il parle de son propre rapport à la littérature et à la vie. Dans mes articles, j’écris des choses très intimes mais qui sont codées bien sûr. Extraits des propos recueillis par Brigitte Aubonnet Depuis la parution en 1982 de Mille ans de littérature japonaise – une anthologie du VIIIe au XVIIIe siècle (La Différence ; réed. Philippe Picquier, 1998), en collaboration avec Ryôji Nakamura, René de Ceccatty n’a jamais cessé de traduire cette langue. Comment êtes-vous venu à la langue japonaise ? Par hasard. En 1977, professeur de philosophie, je débarque à Tôkyô pour enseigner dans le cadre de la coopération. Au ministère des Affaires étrangères, on m’avait proposé le Japon et je n’avais pas le choix. A l’époque, le pays était peu organisé pour les étrangers en transit. Les traductions en caractères latins étaient peu courantes dans le métro, aux concerts et dans la vie quotidienne en général. J’avais envie de participer à la vie culturelle, d’aller au théâtre… Il m’a fallu donc m’initier au japonais, par moi-même, avec des étudiants, puis dans une école de langues. Une fois rentré en France, je me suis inscrit à l’Inalco (ndlr : Langues Orientales). J’avais alors un niveau intermédiaire. Mais j’ai eu du mal à m’intégrer dans leur système d’enseignement. Et la traduction, quand avez-vous commencé ? A Tôkyô j’enseignais la langue française, la civilisation et la philosophie. Ce cours exigeait le niveau de langue le plus élevé. Parmi mes élèves j’ai rencontré Ryôji Nakamura, qui revenait de Paris et parlait parfaitement français. Il est devenu un ami très proche. Je voulais traduire un texte de philosophie pour l’éditeur qui allait publier mon premier livre. Ryôji m’a parlé de Shôbôgenzô de Dôgen, le fondateur de la secte sôtô de zen. C’est par des extraits commentés de ce texte d’une extrême difficulté que nous avons commencé. La traduction a paru en 1980 à la Différence. Gilles Deleuze, Philippe Sollers et différents intellectuels l’ont remarquée. Mais avant cela, quand je suis revenu en France, Ryôji, lui, s’est installé en Angleterre afin de se perfectionner en anglais. Je l’ai rejoint dans le sud du Devon où nous avons vécu quelques mois. Nous avons alors eu l’idée d’élaborer une anthologie de la littérature japonaise classique, pour les Editions de la Différence. Elle ressort cet automne chez Picquier en collection de poche, dans une version légèrement remaniée. (Fev. 98) Quelle est la période « classique » de la langue japonaise ? Elle est beaucoup plus vaste qu’en Occident. Le sommet de la littérature se situe à l’époque de Heian, c’est-à-dire du VIIIe au XIVe siècle. Mais l’âge classique, au sens large, va jusqu’à la fin d’Edo, c’est-à-dire jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle. A la fin du siècle dernier, la langue parlée commence à s’intégrer dans la littérature, comme ce sera complètement le cas au XXe siècle. L’anthologie que nous avons traduite présentait plusieurs caractères particuliers. D’une part, tous les textes étaient traduits par nous. Ils étaient alors tous inédits en français. Certains y figuraient dans leur intégralité, ce qui donnait une originalité à ce volume. Plusieurs journaux de cour du XIe siècle, écrits par des femmes furent alors connus… / Quelle est votre méthode de travail ? Tous les livres que j’ai traduits du japonais l’ont été avec Ryôji, contrairement à ce que l’on croit parfois, c’est un vrai travail à quatre mains. Nous travaillons ensemble sur le texte que nous lisons simultanément et interprétons d’abord oralement, puis par écrit. Ryôji a, bien entendu, une connaissance beaucoup plus profonde du japonais. Mais, en travaillant ensemble, nous évitons tout malentendu. / Quelles sont vos autres activités ? Pour vivre j’ai dû beaucoup traduire, notamment quand j’ai quitté Gallimard. J’ai même traduit de la littérature sentimentale et des best-sellers. J’ai commencé à collaborer au Monde à la fin 1988, sur la proposition d’Hector Bianciotti, avec qui je travaillais chez Gallimard, et de Josyane Savigneau. Et j’écris également pour le théâtre, en collaboration avec Alfredo Arias dont jai publié au Seuil le premier livre, une sorte de roman autobiographique, des mémoires imaginaires : Folies-Fantômes. (Le Seuil, 1997) / Avec tous les livres que vous avez traduits, pourriez-vous vivre de vos traductions ? Non. Pas du tout. Une traduction est payée en à-valoir de droits d’auteur. Nous percevons une avance de 1 à 2% des droits. Les livres qui ont le mieux marché, ce sont les Amours interdites, de Mishima -et cela parce que son image d’homosexuel le fait vendre en France et à l’étranger. Et Sôseki, dont Oreiller d’herbes a été un succès inattendu chez Rivages. Et bien sûr, Kenzaburô Oé, grâce au Nobel. Mais cela dépasse difficilement les vingt mille exemplaires. Oé ne les atteint pas. Loin de là. Critique, traduction, édition, romans. Quelle est votre activité principale ? Selon les périodes, les unes prennent le dessus sur les autres. J’aurais tendance à dire que mon activité la plus profonde, la plus essentielle est celle de romancier. Mais l’édition, la critique me prennent aussi beaucoup de temps, parce que je n’aime rien faire superficiellement. Et que, contrairement à la plupart de mes confrères, j’aime beaucoup les autres écrivains… Extraits des propos recueillis par Alexandre Rosa dans Pagina Bibliographie
En collaboration avec Ryôji Nakamura
En collaboration avec Alfredo Arias
* : à la médiathèque
Traductions du japonais en collaboration avec Ryôji Nakamura :
Traductions de l’anglais :
* : à la médiathèque |
Né en 1945. Travaille à Lyon où il est sociologue spécialisé dans l’architecture et l’urbanisme et vit à Saint-Etienne. Entre ces deux villes, ses trois enfants et ses quatre chats, il écrit, essentiellement des nouvelles, parce qu’il apprécie le plaisir technique de » faire court « . Comme ces textes brefs ont souvent, de l’un et l’autre, des thèmes qui se recoupent et des personnages qui se retrouvent, il baptise » roman-par-nouvelles » les recueils qui les rassemblent. « auteur (de romans, de nouvelles, et de » romans-par-nouvelles « ) par besoin et par bonheur cycliste (du dimanche) par pur plaisir.
Sociologue (de l’architecture et de la ville) par hasard et par intérêt » du même auteur » : * La légende des cycles, Quorum, 1996 *Jeu sans ballon, Seuil, 1996 *Hôtel intérieur nuit, HB éditions, 1995 (Prix Renaissance de la nouvelle – Belgique) *Galipettes arithmétiques choisies, Le Dilettante, 1993 *Langue de chat, La Farandole, 1993. [Réed. Pocket 1995] *Fil de fer la vie,. Page blanche, Gallimard, 1992 (Totem Télérama/Salon de Montreuil du roman de jeunesse) *Polarville, Presses Universitaires de Lyon, 1991 * Esperluette et compagnie, Seghers, 1991 (Prix de la nouvelle du Mans) (Prix Charles Exbrayat) *Penalty, Dumerchez, 1990 Chiens de gouttière, Seghers, 1989. Epuisé. Bardane par exemple, Ramsay, 1986. Epuisé. Alors comme alors, Ramsay, 1985. Epuisé. (Prix littéraire de la ville de Lyon) L’Un ou les ciels peints, Fédérop, 1977. *= à la médiathèque _______________________________ Hôtel intérieur nuit Dessins originaux de Pierre-Noël Bernard Prix Renaissance de la nouvelle, 1996 Des destinées diverses et des sorts opposés se croisent, s’évitent, s’ignorent, se rencontrent, se frôlent ou se fuient dans un même hôtel, au cours dune seule nuit. » On croise plein de gens de divers milieux aux prises avec les soucis de la vie. […] Jean-Noël Blanc les peint avec tendresse. […] cette tendresse, peut-être, qui prend de plus en plus de poids dans l’écriture quand un écrivain arrive à la cinquantaine « . Ville extérieur nuit C’est une rue mince et de renommée courte. Elle ne fait pas de manières. Elle ne fait pas de tintamarre non plus. Elle s’ouvre en catimini sur l’avenue de la gare, et conduit à une petite place carrée qu’on ne découvre qu’au dernier moment, comme par surprise. Entre l’avenue et la place, elle abrite l’hôtel. Le bâtiment ne paie pas de mine. C’est un de ces établissements qui conviennent à des voyageurs sans gloire et sans attache. Il est coincé entre deux immeubles qui l’écrasent un peu, sa façade a les épaules étroites et le buste long, elle se décolore au fil des saisons, et personne n’y prête attention. Les murs sont à présent couleur de temps qui passe, et le temps n’en finit pas de passer. Le soir, longtemps après que les grandes brasseries de l’avenue ont éteint leurs néons, seul l’hôtel demeure éclairé. Entre les façades obscures de la petite rue, il retient dans la nuit une poignée de lumière jaune. Elle s’échappe par la porte ouverte, coule sur le trottoir, y dessine une manière de tapis. Cette amabilité plaît aux amoureux. Ils tournent le dos à la gare et à l’avenue pour s’enfoncer dans la petite rue. La clarté de l’hôtel les attire. C’est une lumière à hauteur d’homme. Elle habille le trottoir, et, tandis qu’ils la frôlent sans oser la piétiner, elle agite leurs songeries. C’est qu’ils ont des gourmandises de secrets. Ils cherchent des abandons dans des replis de ténèbres, et des mystères dans des lueurs de lanterne. Parfois leur marche s’interrompt. Un porche abrite leurs tendresses fugitives. Sur les pierres de la porte cochère, un réverbère diffuse des douceurs. La ville a pour eux des bontés d’encoignures. Puis, enlacés, ils reprennent leur flânerie jusqu’à la petite place du bout de la rue. Ils contemplent les lampadaires bas, les marronniers lourds, la clarté rabattue vers le sol sous les feuillages d’un vert fixe et précis comme une peinture . Il fait une nuit à ne pas dormir. La chaleur du jour s’est attardée, elle a pris ses aises, elle s’étale. Une tiédeur vagabonde. Des parfums battent le pavé. Des chimères obscures courent les rues. Il vient aux citadins des appétits de ville… Et bien dautres histoires (chambre 09) Ahmed dit que, dans ce métier, des choses, il en voit, et des gratinées. Il s’est penché en avant et a posé les coudes sur le comptoir de la réception. Toute la nuit à veiller dans un hôtel qui dort, et toutes ces heures à attendre le client, il dit qu’il pourrait en raconter sur ce qu’il a vu. Des vertes et des pas mûres. Il jette un coup d’oeil à gauche, à droite, pour repérer si personne ne vient. Sa tête ne suit pas le mouvement. Il ne bouge que les yeux. Son cou avance très légèrement. Il guette. Il dit, ce que font les gens, ce qu’ils inventent, c’est à n’y pas croire. Si quelqu’un racontait, sûr et certain que ça ferait un roman. Seulement, hein, pas question de raconter. Il dit, ce métier, monsieur, c’est les trois singes : rien vu, rien entendu, rien dit. Il sourit. Il cligne de l’oeil. Sur son sweat shirt, on voit écrit, en grosses lettres, Welcome. Dans le hall d’accueil de l’hôtel, c’est le silence. Dans le hall d’accueil désert, Ahmed fait de petits rangements. Il n’y a pas grand-chose à ranger sur le comptoir. Un cendrier de céramique, une lampe montée sur un magnum de champagne, un petit paquet de cartes publicitaires pour l’hôtel, une sonnette mécanique, un présentoir de dépliants touristiques, un journal, quelques revues. En manipulant ces objets, il dit qu’on voit de tout dans un hôtel. Même dans un établissement aussi modeste que celui-ci. Il dit que le plus incroyable ce n’est pas cette manie qu’ont les clients de voler tout ce qui peut se voler, les savonnettes les serviettes de bain les oreillers les lampes les draps. Ni de salir les lieux comme on ne peut pas se le figurer tant qu’on ne l’a pas vu. Ni de faire du boucan en plein milieu de la nuit ni de trouver le moyen de protester pour un rien et de réclamer tout et n’importe quoi. Ni même d’attendre d’être à l’hôtel pour avoir les ennuis les problèmes les accidents les surprises, comme cette fille qui l’autre année avait accouché dans une chambre là-haut. Et bien d’autres histoires, dit Ahmed. Qu’il pourrait raconter s’il voulait. Et qui ne sont pas ce qu’il y a de plus extraordinaire. Le plus étonnant, dit Ahmed, c’est les gens. Il déplace les objets sur le comptoir. Ce sont des déplacements de quelques centimètres. Tout a bougé et rien n’a changé. Ahmed prend du recul pour considérer son ouvrage. Il dit que pas plus tard que tout à l’heure il vient d’entendre un type jouer du violon dans une des chambres. Il dit, vous voyez, les gens. Il hausse les épaules. Il dit qu’une chaleur pareille, en pleine nuit, ça étouffe. Fil de fer, la vie Totem Télérama/Salon de Montreuil – Sept fois deux nouvelles, qui vont par paire. Si le fil conducteur semble anodin – la vie d’Henri, un enfant comme les autres-, les autres récits ne le sont pas. Ils évoquent des situations extrêmes, celles d’enfants en détresse, confrontés à l’abandon, à la violence, à l’inacceptable – » J’aime bien écrire en adoptant le point de vue d’un enfant sur le monde qui l’entoure. Ça permet de travailler un ton doux-amer, du genre sourire au milieu des larmes. Parce que l’enfance, ‘cest comme ça : un grand gâteau de chagrin au sucre. Ça a ce goût-là. » » Jean-Noël Blanc est un gourmand de mots. Il en joue sur le mode de la tendresse et de l’humour, avec une pointe de dérision pour que ça fasse moins mal. « Yvette Granger, Le Progrès. » Un roman qui serre de si près la vie des autres que le moindre mot peut faire mal. « L’humanité dimanche. Galipettes arithmétiques choisies Les chiffres ne se chiffrent pas, tant ils sont illimités, innombrables. Mais certains nombres comptent pour nous, alors on les retient demblée : 1515, 33, 007. Pour tous ceux-là, l’auteur a concocté de petites saynètes » Il sait mieux que quiconque aujourdhui, conjuguer l’enfance et les mots, la tendresse et l’humour « Yvette Granger, La Tribune Le Progrès
Trop grand. Il ne tient pas dans le cadre. De lui, on n’aperçoit que la moitié inférieure : d’interminables abattis. On devine la posture, malgré tout. Debout, les fesses au mur, une jambe pliée, le pied au niveau du genou de l’autre jambe, laquelle s’éloigne du mur pour assurer l’équilibre, il roule une cigarette. Ou joue de l’harmonica. Ou sifflote. Ou, les mains aux poches, lorgne les filles. Ou attend que passe le temps. On a toute liberté d’imaginer ce que trafique cette espèce de géant désoeuvré. Tout de même, on se demande. Un seul pied, et si peu accroché au sol. Avec ça, le nez en l’air. Pas les pieds sur terre, la tête dans les nuages : tout l’homme. Esperluette et compagnie Prix Charles Exbrayat Prix de la Nouvelle du Mans » Les petits bouts de vie, petits bouts de récits, morceaux d’existences que Jean-Noël Blanc recolle avec des mots perdus, oubliés, retrouvés « Alain Salles, Le Monde » Un texte superbe dhumour tendre et de tristesse contenue […] un livre de très haute qualité, alerte et poignant, à l’image d’un style qui s’affirme à chaque fois avec une netteté croissante « . Jean-Claude Lebrun, Révolution Penalty Publiée dans Esperluette et compagnie, Seghers, 1991 – Un enfant regarde son grand-père, dans une chambre dhôpital ; ils se disent l’essentiel, pleins de pudeur et d émotion… – » Une extraordinaire histoire d’amour, de complicité, entre un vieillard et son petit-fils « Le Progrès Jeu sans ballon Quatre-vingt-dix séquences, ainsi que quinze séquences médianes, correspondant aux quatre-vingt-dix minutes d’un match de foot, plus les arrêts de jeu : retransmission des tensions, des craintes, des enthousiasmes, des bonheurs, des détresses, des espoirs, de ceux qui sont assis sur le banc des remplaçants pendant une finale européenne de la Coupe des Coupes. Un jeu sans ballon. » Jean-Noël Blanc fait partie de ces écrivains discrets, dont les amateurs de littérature citent fréquemment le nom. Ses livres se présentent en effet toujours comme des petits bijoux de langue. Jeu sans ballon ne déroge pas à cette excellente habitude. « Jean-Claude Lebrun, L’humanité » Un tendre et lumineux livre que l’on doit à la vista du Stéphanois Jean-Noël Blanc […] Voilà un bel écrivain doté d’un style carioca, qui sait tricoter la phrase, contrôler du gauche, feinter du droit, ratisser large, surtout dans la malle à souvenirs, manier un style incisif et chaloupé, vif et frais. Un caviar « Patrice Delbourg, l’Evènement du Jeudi La légende des cycles » Le souffle de Vialatte passe sur cette prose qui nest pas uniquement réservée au bonheur dêtre à bicyclette « Daniel Martin, La Montagne dimanche » Un livre plaisant et drôle […]. C’est presque de la vélosophie. […] Ce cycliste-là est aussi un philosophe » Ouest France » Après une lecture, une seule solution : monter en selle pour goûter aux plaisirs si bien décrits « Vers l’avenir, Namur » Cest une déclaration d’amour au vélo […] dont le lyrisme confine à la poésie et au miracle « La Tribune, Saint-Etienne » Un humour bienveillant […] des accès de verve et de lyrisme « Le peuple, Charleroi |