Emaz, Antoine

emaz François Frapier lit Antoine Emaz

Môle Antoine EMAZ Vous voulez de la sauce ?

À chaque fois au début, il y a cette impression insistante, pressante, d’immobilité, d’inertie et d’urgence, d’impératif. Comme dans la boue nocturne des cauchemars. On bouge encore un peu, mais. Vite. On attend que vienne quelque chose. Il faudrait que vienne quelque chose. Vite, vite, il faut que quelqu’un arrive. Une aide. Non ? Un secours. Non ? Une présence. On ne sait pas. On voudrait. Et puis : il faut maintenant, il faut. Soi alors ? Est-ce possible ? Soi ? Serait-ce possible ? Il faudrait durer de façon plus stable pour pouvoir dire sans rire : moi… II Il semble, cependant, bien vite, que personne ne soit attendu ou en mesure d’intervenir. Il faudrait. C’est dit souvent. Il faudrait. C’est dit. On voudrait. Il faudrait. Il devrait. Mais rien, personne ne répond à l’injonction. Il faudrait. Au matin peut-être ? Le temps manque. On voudrait. Vite. Et puis non, inutile de rêver : personne pour délivrer de la peur, personne pour endiguer l’eau qui monte, et pour accélérer la nuit : personne ; et encore personne pour aider à franchir le mur, pour stopper les remous dans quoi on est pris, entraîné, le sable où l’on s’enfonce, personne ; personne pour écarter le danger du monde, sortir de la cage, personne pour faire cesser ce spleen. De la joie, de la paix, de l’air s’intercalent, parfois, entre tout cela. On respire. Rémission, malgré tout / on vit sous le ciel. Mais ne peuvent durer la joie, la paix, la légèreté, ni l’air. Mauvais oeil. C’est normal. Tout est voué à l’échec. On se sent creux. A l’intérieur, ça fond, ça s’émiette, ça s’enterre, ça hurle, ça se solidifie, ça se dresse, ça s’éboule, ça oppresse, fait étouffer rend fou fait mourir. On a devant soi un écorché. C’est de l’anatomie. Le corps commence / à se défaire. On soulève les organes, pour voir : carcasse, crâne, yeux, peau, bouts de chair, caillot de sang, pied, main, os, visage, cette tête / coupée, cette tête / qui crie. On voudrait comprendre ce qu’il y a au fond. On voudrait savoir ce qu’il y a au bout, au fond de l’attente. Mais, entre temps ? Torture. Rien pour combler ce qui manque, l’évidence, le calme, le temps. Parce que, sale histoire, manque quelque chose. L’air, la légèreté, l’eau, l’espace, même s’ils sont là. Le plein est trop plein. Le vide trop vide. Le dehors enferme. Le dedans exclut. On ne trouve pas de place. Et puis, très vite, l’inquiétude vient de ce qu’on n’avance pas, ou très lentement. Ça bloque : stase. Au prix d’efforts inhumains, quotidiens cependant supportables donc vivables, on débouche. Vivables ? C’est en plein dans de l’Histoire. Ça rappelle à la surface de soi des existences de frères. Alors on avance dans cette écriture du dehors qui peine dans la liberté. On constate d’ailleurs qu’on revient sur ses pas. Ce n’est pas possible ! On est retenu, accroché, happé. Ce sont des scènes déjà vécues. On partage, mon vieux, avec d’autres visages qui se déforment et disparaissent sous la grimace. Un poème se termine seulement quelques millimètres plus loin quand un autre nous ramène illico en arrière, au point de départ. Ça recommence. On pense à Sisyphe. De très vieilles forces traversent l’espace, des apparitions. On pense à Méduse, convulsée, qui surveille le travail d’exister. On pense à Winnie qui s’enfonce dans la terre. On pense aux otages de Fautrier. On pense aux crochets, aux rats, aux chiens de Velickovic. On pense à l’avaleur Cronos, ou à l’autre,  » pied enflé  » qui se crève les yeux. Le monde ne lâche pas. On va y passer. On se dit que c’est mal parti, on se dit qu’on n’y arrivera pas, puisqu’il n’y arrive pas, Antoine Emaz, à s’en débarrasser. On n’est bien nulle part. Ça revient. Ça hante. Ça insiste. Ça accélère. Vieille chose.

Très vieille famille de tout ça. Ça vieillit l’humanité. Revoici le mur qu’il met devant ou la terre qui s’effondre ou le regard de bête qui foudroie ou la cage qui entoure ou le jour qui meurtrit. De retour la même tête. On ne résout pas. On oublie, on écarte surtout.

Alors l’écriture qui vient par petits morceaux arrachés à tout par la violence de cette tête, et qui va menacer de s’écrouler aussitôt levée dans le blanc, et qui ne laisse pas tranquille, au calme, qu’est-ce qu’elle transforme ? On sait que, de toute façon on est toujours pris à l’intérieur de quelque chose, un effort, un interstice, le jour la barbarie, une rue, une vision terrifiante, des lignes. On se dit, c’est encore au début. On connaît ça. Ça ne durera pas. Alors, bon sang, finalement, qu’est-ce qu’il transforme, le poème ? Et ça recommence : quelqu’un va venir. Ou quelque chose. Ça recommence. Pour l’instant, ça a sérieusement l’air de vouloir durer. Voilà. Et puis tout s’équivaut. Tout semble vain. Voilà. Il y a à l’intérieur quelque chose qui sait mieux et qui reste. Un caillou. C’est dit. De l’irréductible. On porte à l’intérieur une pierre, un boulet, des gravas. C’est tout. au départ / avant le poème / il n’y a que la vie continuée // et après de même. ça revient au même. Rien n’a bougé, changé. A la fin, c’est la même chose. Aussi, entre temps, un jour, alors qu’on est dans un jardin, est-ce la même chose si vient quelqu’un – un vigilant pour relier à temps ce qui se désagrège dans l’urgence, sous la menace – dans le poème, si entre quelqu’un soudain, chez vous, en vous, qui dit, avec l’intonation, un chant presque : Voulez-vous de la sauce ?

Thierry Bouchard

Théodore Balmoral ; 22/23. 1995.

______________________________ ANTOINE EMAZ ou le fond du poème

Né en 1955 à Paris, Antoine Emaz vit à Angers. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres qu’il sera de plus en plus difficile d’ignorer tant leur modernité nous est déjà nécessaire…/…

Éditions et collaborations

Je reconnais qu’il peut être difficile de se retrouver parmi mes livres : il en va de même pour les revues. Mais derrière cet apparent désordre, il y a un choix clair : le refus d’une édition qui ne se risque plus, et accepte la domination d’impératifs autres que littéraires. Il y a aussi des fidélités : je me sens en complet accord avec F.-M. Deyrolle, par exemple, ou avec Tarabuste. Mais il est vrai que je n’ai pas plus mon éditeur qu’un éditeur ne m’a. Et c’est bien ainsi.

Il faut aussi se demander ce qu’est un livre : ce n’est pas si simple : recueil, livre d’artiste, plaquette, livre-objet… Un livre de dix pages, est-ce un livre ? Un livre à trente exemplaires, est-ce un livre ? Pour moi, si un poème habite un lieu, il y a un livre. Bien sûr, cela introduit une certaine confusion. Tant mieux. J’ai confiance dans le lecteur : s’il le veut, il trouve les poèmes – et sa liberté rejoint ainsi la mienne.

Je ne crois pas que l’on puisse imposer grand chose : le poème se situe entre un auteur, un lecteur et une histoire, un temps qui l’accueille ou non. Pour ma part, j’ai besoin d’une relation avec celui ou celle qui fabrique le livre – non pour imposer mes vues, mais pour qu’il y ait désir et travail communs. En cela, travailler avec des artistes m’intéresse vraiment. Ils ont une autre façon d’aborder le livre, et cela donne des contraintes et des découvertes, comme du jeu dans le travail, une redéfinition du livre à chaque fois. Lorsqu’Anik Vinay m’a proposé de travailler avec elle sur l’ardoise, il y a eu pour moi des contraintes de mètre, et pour elle une manière imprévue de penser l’évolution du livre. Avec Marie Alloy, il y a eu toute une série de choix successifs, d’approximations passionnantes avant de fixer.

Après, on peut penser que ces poèmes sont négligeables parce que d’une diffusion restreinte ; on peut penser qu’il s’agit d’élitisme et d’ouvrages pour bibliophiles. Pour moi, ce sont d’abord des poèmes qui ont trouvé leurs lieux. Cela suffit. Je n’ai pas de raison de les bouger ensuite, pas de raison non plus pour les oublier : ils existent.

D’ordinaire, avec les artistes, je préfère partir d’un projet commun flou mais qui laisse toute latitude, et serrer après, dans la mesure du possible. En général, cela se passe bien : je crois que l’artiste se débrouille mieux que moi avec l’espace du livre ; il arrive à s’arranger, alors que c’est bien difficile pour moi si les contraintes n’ont pas été fixées au départ.

Pour les recueils, il en va un peu différemment puisqu’il s’agit d’intégrer les poèmes dans le cadre d’un volume lui-même pris dans une collection.

J’ai donc plutôt tendance à me fier à l’éditeur, qui connaît mieux ses contraintes et ses possibilités d’ajustement. On parle ensemble, mais je suis surtout attentif à certains points : que ses coupes techniquement obligées ne contrecarrent pas les miennes, par exemple. Le plus souvent, c’est facile ; il trouve les solutions, parfois même avant de m’en parler, puisqu’il sait ce que je veux. D’où l’importance pour moi de cette relation, qui doit être amicale et confiante.

Les titres

Poèmes en miettes (1986) – Deux poèmes (1986) – Poème carcasse (1991) – Poème, corde (1994)

En deçà (1990)
Poème du mur – Poème de la fatigue – Poème des dunes – Poème d’une énergie contenue (I. Dedans ; II. Pâle ; III. Hébétude) – La fin, les chiens.

Poème, l’élan l’impact (1991)

Poème : trois jours, l’été (1992)

La nuit posée là (1992)

c’est (1992)
Poème de la peur – Poème de la confusion – Poème sans bouger – Poème de la masse – Poèmes, travail (Ciel, Étau ; Brusque ; À la limite ; Aveugle ; Ruine ; Mat ; Rien plein) – Poème d’une mémoire muette – Poèmes, cernes – Poème de la fin – Poème : loin, trop – Poème autour d’un visage.

Poème, va (1993)

Entre (1995)
Pour tâcher d’arrêter – Pour suivre – Là, loin – Temps mort, presque – Autour – Autant que possible.

Fond d’oeil (1995)
Fin – Là – Briques – Tête – Viande – Fin.

Titres et lecture

Pourquoi, dans les titres, insister sur  » poème  » ? D’abord, pour afficher la couleur : ce ne sont pas des  » textes « . Il y a aussi, par le singulier, la volonté de marquer que le poème est un mouvement construit en séquences. Souligner ce point est peut-être né d’une réaction suite à mes premiers envois en revues : on me répondait « vos poèmes… » alors que je n’en avais proposé qu’un sur plusieurs pages… D’une certaine façon, le poème me paraît analogue au film : le montage et l’ordre des séquences est une question essentielle.

Je travaille surtout l’écriture avec mes yeux, dans une sorte de musique mentale d’autant plus nette que le silence est parfait autour. Je veux saisir cette musique, même si je sais qu’elle me filera toujours entre les doigts. En cela le poème, sans doute, reste approximatif, dans sa tension vers le plus exact. Lire à haute voix des poèmes me demande un effort : il y a aussi des poèmes que je ne peux que très mal « dire ». En fait, quand je lis en public, j’aime surtout la rencontre et le dialogue qui suivent la lecture !

Les travaux et les jours

J’ai commencé à écrire assez tôt, sans doute vers quinze ans. Mais pendant une dizaine d’années, je suis resté sur le constat que mes poèmes n’étaient pas bons. Puis j’ai été durablement fasciné par l’écriture d’André du Bouchet. Écrire  » comme lui  » ne m’intéressait pas ; et écrire autrement… je ne voyais pas. Je ne sais pas comment je suis sorti de cette impasse : un été, deux poèmes se sont écrits, dans deux directions très différentes : Chant des pauvres et Mur, paroi. C’est à partir de ce dernier poème que j’ai vraiment commencé à écrire.

Non, je ne ressens pas de doute quant à mon identité de poète. Je n’ai aucun désir rentré de roman, de théâtre ou d’essai. Par contre, j’ai souvent des doutes sur la valeur de mon travail : l’impression d’être en-deçà de ce qu’il faudrait. Bref, je ne suis pas tranquille.

Comment s’écrit un poème ? La plupart du temps, en deux phases. La première est courte et violente : sans que je sache très bien pourquoi, une forme et une force s’imposent, suite à un jeu de pressions internes/externes. C’est une sorte de matière première. Commence alors une seconde phase, qui peut durer des mois, quelquefois des années. Il s’agit de manier ce qui était au départ, de l’user en réalisant autant de tentatives que nécessaire. Un travail de suppressions, de corrections, de greffes… Cela donne une série d’états successifs et au bout, à force, je crois que cela tient. Mais bien des poèmes n’en finissent pas de finir, ou s’effondrent définitivement.

Contemporains et  » on « 

J’ai lu et je lis beaucoup de poètes. S’il faut une sorte de lignée, je dirais Baudelaire, Reverdy, du Bouchet. Mais il faudrait citer aussi le Guillevic de Paroi, les vers de Michaux, le savon et la figue de Ponge, Follain, les derniers textes de Beckett… Parmi les contemporains, la diversité est passionnante, et j’aime autant lire ce qui méloigne de mon travail que ce qui m’en rapproche : je pense à Jean-Louis Giovannoni, Bernard Noël, James Sacré, Dominique Grandmont, Jean-Michel Maulpoix, Charles Juliet… Et je pourrais parler aussi d’auteurs moins connus ou plus jeunes qui m’intéressent beaucoup comme Thierry Bouchard, Jean-Pierre Georges, Jacques Lèbre, Jean-Gabriel Cosculluela, Jean-Patrice Courtois, Olivier Bourdelier, Emmanuel Laugier… Je ressens une vraie joie à lire, comme sentir la poésie circuler, vivre à travers la multiplicité des choix, des possibles.

Dans les poèmes, c’est vrai, je n’emploie pas le je, et préfère le on. Est-ce pour marquer que le poème n’est pas un miroir ou une mise en valeur du moi ? Le on revient à mettre à distance le personnel, sans toutefois l’effacer complètement : cet écart me permet sans doute de travailler. Ajoutons que je n’ai pas l’impression dêtre seul dans le poème : une bonne part de mon travail vise le collectif ou le banal. Je ne me crois pas doué dune sensibilité extraordinaire : le on permet de construire une sorte de lieu commun.

Transcription et montage réalisés par Serge Martin
avec l’amical regard d’Antoine Emaz

IN : LE FRANCAIS AUJOURDHUI. 113. Mars 96

__________________________________ VIANDE

En haut de la rue, au coin, il y a une boucherie. Le

mardi et le vendredi, un gros camion blanc, tôt le

matin, et des hommes en blouses sales : ils portent

des blocs de viande aussi grands qu’eux.

Presque personne ne les voit, mais cela a lieu.

De loin, du blanc penché sous quelque chose de

brun avec des taches plus claires dans la masse

sombre, qui bouge.

Des bouts de bêtes.

Est-ce la couleur portée dans l’air froid ou la

courbe des dos sous le poids des carcasses, ou la

rue terne avec ces ombres et le silence, ou même le

camion arrêté, feux éteints, sur le trottoir plus

sombre ?

On ne voit pas ce qui insiste.

Pourtant, c’est dans le rouge.

De mémoire, rien ne filtre.

Alors ?

Le jour commence avec cette viande livrée.

Voilà ce qu’on peut dire.

Antoine Emaz
Fond doeil
Théodore Balmoral, 1995.

MAIGRE

le dehors tourne

vite

la peau craque

personne n’assiste

une peau craque

et ce qu’elle révèle

dedans

ne reste rouge

que peu de temps

on n’attend pas

que cela se ferme

du dehors

on se replie

assez loin

on se serre un peu

et on se ferme

plus loin

dedans

plusieurs fois cela

et on devient mince

fil de glaise

à force

on n’a plus grand-chose

à offrir

à refuser

on se tient

avec un peu de chance

assez encore

pour avoir l’air

et durer sans cesse

attendre
ne pas laisser les choses ainsi

on voudrait

on ne lâche pas

ce sont les mains qui abandonnent

on n’a pas lâché

quand on a fini

on est lâché

et bien forcer de laisser

au bout

Antoine Emaz
Peu importe
Le Dé bleu, 1993.

Poème de la fin

ce qui meurt

nous reste

sur les bras

mais nous

on n’a rien à voir avec la mort

c’est elle qui vient

nous serrer

du dehors

seulement un jour de plus

au bout d’un jour

au jour le jour

ainsi

des années durant

l’apprivoiser

simplement et sans bruit

elle se tait et croît doucement

même au soleil

d’une journée de printemps

dans le remuement des corps

lui faire sa part

la banaliser autant que possible

pour parvenir à croire un peu

qu’elle fait partie des choses

et que cela est bon

ainsi

au moins

tout le monde sait ce que cela veut dire

il est mort

c’est simple

elle recule encore

plus au fond

et nous ne verrons guère les visages

que par accident

remous

un pas lourd un rire une poigne

puis

un peu d’eau ou de temps

recouvrent le peu

puis

rien

mais de façon presque claire

on entend ce qu’on ne voit plus

tomber profond

loin

dedans

on rôde autour d’un manque

une zone devenue d’ombre

vite

cela tient mal à la mémoire

on reste autour du creux

les bords s’éboulent dedans

bientôt on ne verra plus

qui pleure

on dort avec elle au fond de soi

comme un chien roulé en boule

on sait que montera un jour ou l’autre

un vent de terre

et on attend les yeux ouverts

un corps infusé d’encre

une éponge gorgée

et dans la bouche la terre

au lieu des mots

les mots pesant enfin leur poids exact

terre et corps

dehors et dedans

et plus rien d’autre

que de l’herbe ou des arbres

d’ordinaire

les choses vont

et nous aussi

nous allons avec les choses

c’est clair

mais parfois il y a ce qui s’arrête

ou s’abat

en bloquant

et on est brutalement à nouveau

où il faut rire

fou

tout seul

on racle encore

entre le mensonge ancien

et ce qui vient

on a du mal à rester debout

à la fin

qu’est-ce qu’on a donc à voir avec la vie

la mort

on bouge avec ce qui bouge

on se tait avec ce qui reste

il n’y a pas grand-chose d’autre

Antoine Emaz
C’est
Deyrolle, 1992.

.

Delbourg, Patrice

PATRICE DELBOURG

Poète, romancier, chroniqueur littéraire à l’Evènement du Jeudi, à  » Papou  » sur France-Culture. Il est né et vit à Paris.

Le Prix Appolinaire 1996 et le prix de la Société des gens de lettres lui ont été décernés pour son recueil de poésie, L’Ampleur du désastre, paru au Cherche-Midi en 1995.

Ecrivain français. Poète des villes blafardes soumises au néon et au béton, ce piéton arpente son angoisse avec une délectation morbide non dissimulée.

Patrice Delbourg joue admirablement avec les mots et, chez lui, l’humour veille toujours, prêt à bondir sur la bêtise commune.

IN : Dictionnaire universel des littératures. PUF, 1994

DELBOURG, Patrice (1949-…)

C’est le 7 octobre 1949, au petit matin, à l’hôpital de La Pitié, Paris treizième, dans les services du docteur Massepain ou Passegrain, qu’il émigra pour la première fois de lui-même. Péridurale, forceps, double cordon ombilical autour du cou et tout le tintouin. Trois semaines de controverses autour d’une couveuse. On le donna longtemps pour mort. La suite ne fut qu’un long répit. Exister est un plagiat, disait fréquemment un de ses auteurs favoris.

Dès son premier cerceau il commençait à régir ses trognons d’existence selon les principes d’insignifiance et de frivolité. Il écrivait dans la sourde fièvre des mauvaises siestes et des réveils en sursaut, montrait ses litanies par effraction, publiait par inadvertance. Parcimonieux en amitié, faussaire en amour, seule une certaine courtoisie de la fatigue lui permettait d’avoir encore une émergence sociale. Gosse en viager, il lui manquera toujours un peu de moustache pour se sentir adulte. Il passera sûrement des langes au linceul, sans transition. Le réel bille en tête, dans tous ses excès, ses approximations et son désarroi.

Au milieu de sa vie, ça n’allait vraiment pas très fort, mais cela n’avait jamais vraiment été et c’est un peu ce qu’il voulait dire dans la plupart de ses livres. Très peu de choses en somme. Dans ses récits, épisodiques, mal foutus, d’aucuns évoquaient la trame grise que mènent les personnages d’Emmanuel Bove, Henri Calet ou d’autres marathoniens de l’ennui, emmaillotés dans une curieuse obstination à se nourrir de leur propre désespoir. Peut-être bien. Le lecteur a toujours raison. Dans ses poèmes, ou prétendus tels, surfaces trouées comme de la cire à miel, certains parlaient de gifles audiovisuelles, de procès-verbaux sous formol ou de télégrammes d’effroi mis au goût ou au dégoût du jour. Comme un cri prolongé, loin des avatars stériles des contorsions rhétoriques. La poésie, exercice de survie qu’il pratique par attrait pour l’estocade, ne le console pas tout à fait du Far West perdu, ni du temps des baleines blanches, mais lui laisse le temps de fertiliser ses angoisses.

Chaque séquence semble la narration en lambeaux d’un homme qui fut le témoin d’une scène insoutenable. Presque trop décousu pour avoir la force de haïr, un lyrisme ordinaire, obscène souvent, se déroule comme un documentaire sans cesse stoppé par les butoirs du doute. Il se regarde dans les miroirs. Il se touche les joues, les bras. Oui, c’est bien lui. Ou l’autre, le carbone du voisin. Il scrute son blanc de l’oeil, examine ses selles, dix ans bientôt de psychothérapie de soutien dont les résultats se laissent fâcheusement attendre. Son indolence naturelle lui interdit de songer au suicide même si, certains matins, son visage lui devient par trop étranger.

On le rencontre souvent dans les gradins des stades de football, dans les coulisses du music-hall, dans les cabines de peep- show, en train de prendre le pouls du néant sur les boulevards de la déglingue. Il affectionne les dérives insécurisantes et ses ennuis d’argent sont constants. Une pharmacie ambulante à base de neuroleptiques et antidépresseurs ne quitte jamais ses poches intérieures. Il travaille dans un journal. Il parle dans un micro. Il a peur en avion. Il bande, rassurante mécanique. Il bouffe, comme c’est étrange. Il va au casino. Il aime les îles, la crème de marron vanillée, la fellation lente, les mauvais calembours, les journaux du soir et les jeux radiophoniques. On ne lui connaît guère de passion, tout au plus des marottes. Le puzzle d’une vie en miettes à ramasser. C’est moche. C’est banal. C’est insane. Il le veut, c’est ainsi.

Dans des caillots de rêve, il fait souvent du trapèze avec ce goût de vivre si mal. Il se branle, hargne salutaire. Son corps parle contre lui. Il emménage dans le fade. Zombi chaplinesque sautillant sur la marelle du quotidien. Un pied dans l’absolu, l’autre dans le futile, il traverse des nappes de gaz et de virus. Ce n’est pas vraiment une vie, ce n’est pas le néant non plus. Et puis la névrose est venue doucement. Avec l’armada des symptômes répétés et des images cannibales. Il ne sait plus très bien faire la part entre le plaisir et la souffrance, le saule et le tremble, le travail et le farniente, l’asphodèle et la rose, la nuit et le jour.

Obstinément il tente de réinvestir les différents arpents de son corps. Avant la fin du millénaire, il espère bien y parvenir sous peine de grands dommages.

Il ne rit plus comme jadis. Quelquefois, il lance en l’air un prénom de femme et tout redevient rassurant. Ses goûts littéraires sont paradoxaux mais il voue une prédilection à la narration bancale de la canaille instinctive. Peu importe. De plus en plus de détails matériels l’horripilent. Ses malaises dans les lieux publics deviennent d’une fréquence inquiétante. Sentiment de mort imminente, diagnostiquent les hommes en blouse blanche.

Toujours cette même conviction d’inappartenance, de manège inutile ou qu’il aille. Il feint de s’intéresser à ce qui ne lui importe guère, il se trémousse par automatismes, sans jamais être dans le coup, sans jamais être quelque part. Ce qui l’attire est ailleurs et cet ailleurs, il ne sait ce qu’il est. Il dort du côté droit, à cause du coeur. Passe de longues heures prostré, à contempler les veines de ses mains. Allez savoir.

Il habite une contrée journalière nommée l’apathie. Il n’écrit plus qu’acculé. Grand bluff de la vie pipée. Les regrets de l’enfance sont entrés lentement par ses yeux et lui ont vidé l’intérieur de la tête. Il côtoie l’âge de l’hébétude. Prendra-t-il un jour le temps de raconter une vraie histoire ? La sienne et toutes les autres. Il rêve souvent à ce livre léger et irrespirable, qui serait à la limite de tout et ne s’adresserait à personne.

Patrice Delbourg

IN : Jérôme Garcin, Le dictionnaire. François Bourin, 1988

A publié :

Ciné X. – Jean-Claude Lattès, 1977

*Cadastres. – Le castor astral, 1978 (Matin du monde)

*La martingale de d’Alembert. – Hemsé, 1981

*Génériques. – Pierre Belfond, 1982

Embargo sur tendresse. – Le castor astral, 1984

Absence de pedigree. -Le castor astral, 1984

*Un certain Blatte. – Le Seuil, 1989

*Toboggans. – Le Nouvel Athanor, 1993 (Les cahiers du sens)

*Bureau des latitudes. – Manya, 1993

*Vivre surprend toujours : journal dun hypocondriaque. – Le Seuil, 1994 (Point virgule ; 149)

*Mélodies chroniques : la chanson française sur le grill. – Le castor astral, 1994

*L’ampleur du désastre. – Le Cherche Midi, 1995

*Les désemparés : 53 portraits décrivains. – Le castor astral, 1996

*Exercices de stèles. – Le Félin, 1996

*Demandez nos esquimaux, demandez nos calembours. – Le cherche-midi, 1997.

*= à la médiathèque

Génériques

Belfond, 1982

On lit d’un coup ces pages. La perception du rythme né des courts-circuits est essentielle. L’éviction des  » beaux vers « , la mise à plat de Beckett comme de Bourvil, la mise en charpie de chansons et de souvenirs…fournissent un matériau linguistique apte à produire des significations simultanées.

Dans le même temps, cette  » trajectoire réaliste, éclatée et quotidienne  » est reprise par une construction linéaire qui réoriente la lecture : éclatement ne signifie pas dispersion. Le titre, les sous-titres, la transposition de procédés cinématographiques, nous ramènent à des sensations déjà éprouvées, à partir desquelles l’attention se renouvelle. Partout est présent le règne de l’audiovisuel. Parce que chacun frémit en réentendant d’anciens indicatifs.

Parce que notre rire est imprégné de l’absurde des dessins animés. Parce que le temps est cette toile sur quoi le monde se projette. Parce que l’existence a souvent la lenteur ennuyeuse d’un documentaire. Parce que la pensée contemporaine a été bouleversée par les façons nouvelles d’envisager la vie apportée par le sixième art.

Oui, il faut lire d’un coup jusqu’au générique final où vient très naturellement le nom de Fargue, avant de passer à une lecture arrêtée. Celle-ci montre que le texte fonctionne grâce à un travail minutieux. La multitude de notations nest pas, en elle-même, une explication. Quel écrivain n’a pas en poche un carnet plein de phrases surgies ? Ce qui compte, c’est la pertinence avec laquelle elles sont coupées afin déviter le bavardage et l’affaiblissement de leur pouvoir émotif, puis assemblées en fonction de la durée de ce pouvoir. En jouant sur les mots qui sont parfois plus forts qu’une phrase, en variant les effets d’animation ou de répulsion… Delbourg pourrait bien avoir trouvé ce que j’appellerai (en plagiant Cendrars) la moelle néon des banlieues modernes.

Gérard Noiret, IN : La Quinzaine littéraire, 1-15 Mars 1983

Absence de pedigree

Castor astral, 1984

Tout le puzzle d’une vie à ramasser, cela sa’ppelle une rencontre, une attente, une méprise ou un regret.

Patrice Delbourg, journaliste dans un grand hebdomadaire, possède un sens aigu de l’humour sous une apparence d’homme robuste et tranquille. Pourtant, je n’en connais guère de plus fragile, de plus blessé, de plus inquiet que lui. Derrière la douceur du regard, que de choses vacillantes pour ce poète perpétuel orphelin ou, selon ses propres termes,  » émigré  » de lui-même.

Absence de pedigree nous parle déjà par son seul titre : ne pas avoir de pedigree, c’est être fils de personne ou de rien, c’est devoir se façonner soi-même sans laide de quiconque. Delbourg symbolise à mes yeux un vrai désespoir du siècle, une difficulté d’être quil faut affronter jour après nuit. Heureusement, l’écriture est là, sûrement le meilleur des neuroleptiques. Aussi le journaliste comme l’écrivain s’y adonnent-ils avec une farouche énergie. Lyrique Delbourg ? Oui, sans doute, mais dun lyrisme lacéré, un peu comme ces toiles de Fontana fendues au rasoir. Les mots s’alignent, forment un vers ou un lambeau de vers, pour venir buter sur un blanc – interrogation, silence ? La phrase reprend, perd un verbe en route, se ponctue d’une série de substantifs, d’images sordides ou à dessein banales, le tout dans une absence totale de ponctuation, à l’exception de quelques tirets. Chaque poème semble être un accouchement difficile ou la narration saccadée d’un homme qui fut le témoin dune scène insoutenable. Peut-être Delbourg voit-il ainsi la vie ?

Jean Orizet, IN : Le Figaro magazine, avril 1985

Absence de pedigree

une épaule d’abord et puis l’autre

dans la salle des périodiques

contre la force centrifuge des incunables

s’adosse

pure rauque cervelle omnibus

l’éclat du minium sur la rambarde

goût du jour mâchonné

le poids des talons

déglutit le monde

jusqu’à l’extrême mesure du ciel adhésif

il pleut des portulans sur sa tête crue

étale ses gribouillages petits caillots écarlates

l’oeil des viscères descend sur l’extrastrong

hurle face aux molles taupes studieuses

emmitouflées maladives avachies sur restif

montesquieu saint-simon et autres stéthoscopes

tensiomètres marmonnant leur érythème fessier

fissure anale contre l’évanouissement des in-octavo

il prend l’allure courante des spectres en radoub

déballe ses amulettes marottes babioles

lui vieux con enfin libre

et bientôt derrière les enfants les fleurs les filles au balcon

sur vergé format raisin dans un corps univers

sous cette verrière silencieuse

voici trop court son souffle
vent six à huit beaufort

mollissant par l’ouest des zones

jour couleur de cendre sur le quartier cockney

de son grabat un vieux

parle sa vie au dictaphone

une femme ouvre les bras

pour mieux ne rien dire

des abeilles en plein décembre

sur les murs du bordel

une image remplace une image

empreinte boréale

derniers aromates

ici l’attente pourrait durer des millénaires

comme un animal

familier qui rêve ou désespère

Embargo sur tendresse

Le castor astral, 1986

Derrière une apparente désinvolture, ce livre prend des allures de manifeste du désengagement, voire déloge du détachement et de l’indifférence. Vivre semble alors comme un lent coma, un ralenti douloureux plongé dans une inexplicable fatigue. Un léger penchant pour la provocation et un humour d’un cynisme cinglant ne sont que les apparats d’un profond désespoir. Seuls les vertiges du vocabulaire et un sens aigu de la dérision viennent sauver l’auteur à la lisière de la tétanie. Ce désarroi démasqué est celui dune époque incertaine où il devient tentant de déclarer forfait face à l’aventure et au spectacle du monde. Tout autre est un intrus dans nos forteresses d’exil intérieur. Et si ce livre de démission n’était, dans sa lucidité et sa fragilité, que le reflet magnifié de nos incertitudes ? Un chant de mélancolie poussé à bout de mots sur l’écran de nos blessures.

se retrouver soudain vieux déjà

sans aucun lien de continuité

dans une chambre aux murs blancs

nue rigoureuse et pure

ayant seulement souvenir imprécis

d’avoir beaucoup voyagé

pour inventer un horaire aux nuages

dans le coeur des minerais cachés

ayant seulement conscience diffuse d’un monde bouche bée

corps en équerre grimaces humides

comme ramassé par le rêve pour être mieux emporté

il faut se souvenir écrire les traces

photographier ce qui reste sur l’échelon des lassitudes

bientôt d’un nénuphar naîtra tout le soleil

l’univers perdra ses feuilles mousson de plomb

il passera l’hiver dans la dérision de la lumière

la tristesse se transformera en blatte

la boue chuchotera sa patience il s’acceptera par défaut

ce sera une journée pour uniquement survivre

longtemps après les paysages se mettront en place

L’ampleur du désastre

Le cherche-midi, 1995

L’ampleur du désastre reprend, pour l’essentiel, nombre de poèmes publiés dans les différents recueils (Toboggans 1976, Cadastres 1979, Génériques 1983, Absence de pedigree 1984, Embargo sur tendresse 1986), qui ont fait de P. Delbourg le principal nom d’un cri montant des métropoles désespérantes, de la crise des valeurs et des identités ; d’une poésie qui n’est pas sans prolonger celle de la Beat Generation.

Dans ce réalisme éclaté, ce lyrisme prompt à intégrer les mots (les noms de marques, les anglicismes, le néologisme, etc.) les plus éloignés du lexique poétique habituel le sens du rythme et de la syncope sont déterminants . Le collage et le montage sont des techniques de base employées et variées à merveille. Proches du free-jazz, ces improvisations très travaillées arrivent souvent aux limites de la saturation mais sont toujours sauvées par un raccourci inattendu, une formule étonnante. L’écriture joue avec l’instrument biographique, en tire des sons aigus qui s’intègrent dans une narration que hachent les blancs, les citations et les subites cascades d’expressions.

Toutes les bribes d’histoires se situent dans les marges de notre fin de millénaire. Elles ont les sex-shop, les cinémas X, les trottoirs du petit matin pour décor ; et les voix de la radio, les images de la télévision pour uniques manifestations du sublime. Il suffirait que l’auteur se répète, que l’humour cesse d’être sous-jacent pour que tout s’abîme dans la complaisance. Il suffirait que la retenue perde un instant ses droits pour que cet expressionnisme sombre dans le mauvais goût. Mais le chroniqueur littéraire et musical (L’Evènement du jeudi), l’homme de radio (France Culture), le romancier viennent constamment épauler le poète, lui apporter leurs ouvertures… et cela ne se produit jamais. Cet univers tient de A à Z, grâce à une étonnante capacité de renouvellement.

Gérard Noiret, IN : La Quinzaine littéraire (1-15 janvier 1996)

regardez le vide

qui danse sur le fil

de nos vies saltimbanques

la ligne de soif de tant d’iris mortes

nul ne reviendra jamais de cet obscur vertige

regardez la vigie mascarade

qui gigote sur le film

de nos mémoires anthropophages

nul ne pourra

longtemps encore se tenir debout

arc-bouté contre le tsunami de l’enfance

Il est fou, ce Patrice Delbourg ! Voilà qu’il entraîne le poème dans une accélération interdite par des codes secrets. On trouve une overdose d’alcool et de stupéfiants divers dans le sang de la phrase. Il invente la poésie supersonique lancée par les fusées du désastre. Son titre : l’Ampleur du désastre, sans doute faut-il l’interpréter. A partir du désastre, il va créer l’ampleur, la splendeur, l’amplitude. Les noms propres de notre modernité, les noms communs qui nous agressent, tous ces mots vont se heurter, lutter au couteau, faire l’amour, se défaire, éclater. La richesse du vocabulaire, pas seulement emprunté au français, nous offre un feu d’artifice qui n’a rien d’artificiel. La phrase est hachée par des blancs, des silences. Elle est drue, surprenante…

On pourrait parler de délire verbal si l’on ne voyait que tout est maîtrisé, qu’il ne s’agit pas d’une inspiration vaguement lyrique car il y a dans ce chaos déploré une sorte d’émerveillement constant…

De la démesure, certes il y en a, mais c’est la situation qui la dicte et non une conception littéraire si hardie qu’elle soit. Mesure dans la démesure. L’ego recule devant ces séismes mais nous offre au passage quoi ? Du sentiment.

Oui, car Delbourg, parmi tout cela, fait jaillir des musiques, offre au désastre en question sa partition musicale. Il appartient bien à la famille de Corbière et de Laforgue, mais Lautréamont et Rollinat ne sont pas loin. Les titres des parties du livre empruntent au cinéma :  » Bande-annonce  » ou  » Génériques « , à la fête foraine et à la boxe : « Toboggans  » ou  » Demier round  » et l’on va de  » l’embargo sur tendresse  » au « désespoir fou ». Mais pourquoi suis-je sorti de cette lecture non pas fusillé par cette mitraille de mots, mais tout réconforté parce que c’est aussi tendre, parce qu’on est dans une sorte de cirque planétaire, parce qu’on découvre une musique inattendue. Chaque lecteur recevra ce livre avec sa sensibilité propre et ses contradictions. Il se peut qu’on l’adore ou qu’on le déteste. Moi, je l’adore comme on adore ce qui ne vous ressemble pas avec la petite nostalgie de ce que l’on voudrait être. Il est fou, ce Patrice Delbourg ! Fou de poésie.

Robert Sabatier. IN : L’Evènement du Jeudi, 7/13 déc. 95


Une poésie au néon

Ils sont plusieurs à décrire la misère du trottoir, de la banlieue, des petites heures blêmes et de la solitude dépeuplée, dans notre poésie. Le plus incontournable des poètes misérabilistes demeure aujourdhui Yves Martin. A sa suite, Patrice Delbourg a pris une place enviable car il ne craint pas d’utiliser un langage syncopé aux américanismes nombreux. Il s’agit dune poésie au néon, désespérée et coriace en même temps. Sa vigueur et sa hargne – mais il ne faut pas les séparer de la tendresse blessée – s’expriment sans vergogne dans un livre efficace et impitoyable, L’Ampleur du désastre. Patrice Delbourg écrit :

Je voudrais pas crever

sans me souvenir

une fois au moins du nom

de l’inventeur du gyroscope

accroché au plafond tête en bas comme une chauve-souris

je récapitule ma naissance jour après jour

hurlant rigodon

tête à peine meublée

mince couche de chair du squelette

chaque matin envie d’étrangler

en soi

cet acte secret

d’aimer encore.

Alain Bosquet, IN : Le Figaro Littéraire du 21 décembre 1995.


Vivre surprend toujours : journal d’un hypocondriaque

Seuil, 1994

Malade plus ou moins imaginaire, l’auteur a tenu un journal pendant un an. Jour après jour, il conte ses petits maux.

S . P. Fourier

Un certain Blatte

Le Seuil, 1989

Les pérégrinations dun employé modèle dans une banque du Marais, amoureux de Paris, collectionneur de toutes sortes de choses : réclames, génériques de télévision, articles de presse, photos…

Mélodies chroniques : la chanson française sur le gril

Le Castor astral

Delbourg défend une chanson d’urgence et d’émotion. Sont rassemblées dans ce livre iconoclaste certaines de ses chroniques sur la chanson française parues depuis quinze ans aux Nouvelles littéraires, puis à l’Evènement du jeudi.

Les désemparés : 53 écrivains au bord des mots

Le Castor astral, 1996

Derrière une écriture toute de fantaisie pour le style, toute de rigueur pour les renseignements et révélations, Patrice Delbourg offre un dictionnaire critique des grands maudits ou marginaux des lettres francophones.

L’Académie pas de chance

Sur les traces de Charles Monselet, Patrice Delbourg monte sa galerie de portraits. Il y a soigneusement classé 53 poètes et romanciers par date de naissance. De Charles Cros (1842) à Jean-Philippe Salabreuil (1940), Les Désemparés couvrent un siècle de littératures buissonnières.

On imagine d’emblée qu’un aréopage saugrenu y réside, des marginaux fantasques, des malchanceux de toujours et qu’on les a enfin extirpés de leurs mystères, dégagés du guignon.

« Ni anthologie, ni florilège, ni manifeste, ni dictionnaire critique. Peut-être un choix de visites fraternelles chez quelques auteurs singuliers, insolites. » C’est à la fois le livre des grandes lectures et le fruit des angoisses d’un critique dont le travail est par nature condamné à la dispersion. Journaliste et écrivain, Patrice Delbourg souhaitait laisser à ses articles la chance qu’ont ses créations.

Aussi a-t-il repris les papiers qu’il donnait naguère aux Nouvelles Littéraires, à L’Evénement du jeudi dont il assure aujourd’hui la chronique littéraire pour leur donner un nouveau souffle, une cohérence peut-être, un sursis.

Augiéras, Kowalski, Péret, Brauquier, Hyvernaud, Follain, Reverdy, Prével, Fourest, Calaferte, Robin… Les bibliophages ne feront pas beaucoup de découvertes et seront même surpris de trouver encore Cros (dont l’Atelier du Gué publiait des inédits en 1992!), Bove, Gadenne ou Calet là où ne manquent pas -jamais- les vrais inconnus. Le terme de  » désemparé  » lui-même paraîtra abusif puisqu’il mêle aux douleurs d’André de Richaud le désarroi de Benjamin Fondane, les grosses colères de Darien aux douceurs de Norge. Cependant des pages qui comptent autant de suicidés (Giauque, Duprey, Luca…) peuvent bien admettre le mot qui rejoint toutes ces manières d' »être contre soi ».

Reste qu’à fréquenter la prose joueuse de Patrice Delbourg, on prend le goût de relire Jean de La Ville de Mirmont, Jean Forton, Chaval ou Paul Chaulot. Et même s’ils ne poussent personne à la lecture éreintante de l’hétéroclite Jean-Pierre Brisset, Les Désemparés peuvent devenir le premier guide d’une génération de lecteurs, celle qui n’a pas encore découvert Jean-Pierre Dadelsen, Stanislas Rodanski, Salabreuil ou Gérald Neveu. Elle trouvera du plaisir à baguenauder sur les chemins de traverse débroussaillés souvent par de petits éditeurs, au coeur de ce  » territoire de ferveur et d’extravagance « 

Eric Dussert, IN : Le Matricule des Anges, 17, sept.-oct. 1996

Exercices de stèles

Dessins de Jean-Pierre Cagnat

Le Félin, 1996

Cent portraits d’écrivains à la plume, au crayon et au vitriol. De Balzac nouveau-né à Jünger patriarche, de Rabelais dans ses langes à Fontenelle à bout de course… Une chronologie tantôt fantaisiste, tantôt clinique, tour à tour farfelue, romantique, scabreuse ou rêvée.

Voici tout un siècle fictif de petits posthumes

sur mesure.

Du Boulevard Ossements

jusqu’à Cent Ans de mortitude,

après avoir fait mille concessions

– et pas toujours à perpétuité -,

les auteurs se sont finalement arrêtés

sur Exercices de stèle,

clin d’oeil à Raymond Queneau,

bien que celui-ci soit inexplicablement absent

de ces éphémérides.

Il ne s’agit pas ici de la seule étrangeté du propos.

Pourquoi la mort d’un écrivain et pas sa naissance,

vous direz-vous ?

L’enjeu peut paraître négatif, monomaniaque,

décourageant, bref peu attractif.

De la licence IV à la licence poétique,

les disparitions littéraires sont souvent plus intéressantes

que les premiers balbutiements en grenouillère.

Question de recul.

On rencontrera des génies planétaires

comme de sombres plumitifs entendant bien le rester.

Les auteurs d’une seule oeuvre, tels Corbière ou Amiel,

côtoient des démiurges incontinents,

Georges Simenon ou Agatha Christie par exemple.

La mathématique est présente avec Évariste Galois,

la loufoquerie n’est pas en reste,

sur les talons de Pierre Dac.

Pour certaines années particulièrement chargées,

le choix a été déchirant. Il a fallu laisser au marbre,

si l’on peut dire, des noms comme Stendhal,

Pouchkine, Molière, Conrad, Joyce, Melville, Dante,

Woolf, Tchekhov, Diderot, Shakespeare, Lamartine

(qu’est-ce qui passe par la cheminée ?).

Parfois, dans des cas proches de la guérilla civile,

il y eut entorse, aménagement, mais si minime.

Hormis ses aspects ludiques, impressionnistes,

cliniques, informatifs ou de profonde mauvaise foi,

cet opus peut se compulser comme un sablier intime.

Pour tester sa propre endurance en regard d’écrivains

que le lecteur aura  » déjà enterrés  » .

Tiens, j’ai fait mieux que Baudelaire !

ou bien vis-à-vis de ceux dont l’âge de la mort

peut devenir un but en soi :

Ah ! rivaliser avec Soupault, Shaw ou Monfreid !

On notera distraitement,

à l’usage des hagiographes patentés,

qu’en additionnant l’âge des deux auteurs,

on flirte avec Fontenelle… Ce qui n’est pas une piste.

Tout juste une faiblesse.

.

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