Emaz, Antoine

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emaz François Frapier lit Antoine Emaz

Môle Antoine EMAZ Vous voulez de la sauce ?

À chaque fois au début, il y a cette impression insistante, pressante, d’immobilité, d’inertie et d’urgence, d’impératif. Comme dans la boue nocturne des cauchemars. On bouge encore un peu, mais. Vite. On attend que vienne quelque chose. Il faudrait que vienne quelque chose. Vite, vite, il faut que quelqu’un arrive. Une aide. Non ? Un secours. Non ? Une présence. On ne sait pas. On voudrait. Et puis : il faut maintenant, il faut. Soi alors ? Est-ce possible ? Soi ? Serait-ce possible ? Il faudrait durer de façon plus stable pour pouvoir dire sans rire : moi… II Il semble, cependant, bien vite, que personne ne soit attendu ou en mesure d’intervenir. Il faudrait. C’est dit souvent. Il faudrait. C’est dit. On voudrait. Il faudrait. Il devrait. Mais rien, personne ne répond à l’injonction. Il faudrait. Au matin peut-être ? Le temps manque. On voudrait. Vite. Et puis non, inutile de rêver : personne pour délivrer de la peur, personne pour endiguer l’eau qui monte, et pour accélérer la nuit : personne ; et encore personne pour aider à franchir le mur, pour stopper les remous dans quoi on est pris, entraîné, le sable où l’on s’enfonce, personne ; personne pour écarter le danger du monde, sortir de la cage, personne pour faire cesser ce spleen. De la joie, de la paix, de l’air s’intercalent, parfois, entre tout cela. On respire. Rémission, malgré tout / on vit sous le ciel. Mais ne peuvent durer la joie, la paix, la légèreté, ni l’air. Mauvais oeil. C’est normal. Tout est voué à l’échec. On se sent creux. A l’intérieur, ça fond, ça s’émiette, ça s’enterre, ça hurle, ça se solidifie, ça se dresse, ça s’éboule, ça oppresse, fait étouffer rend fou fait mourir. On a devant soi un écorché. C’est de l’anatomie. Le corps commence / à se défaire. On soulève les organes, pour voir : carcasse, crâne, yeux, peau, bouts de chair, caillot de sang, pied, main, os, visage, cette tête / coupée, cette tête / qui crie. On voudrait comprendre ce qu’il y a au fond. On voudrait savoir ce qu’il y a au bout, au fond de l’attente. Mais, entre temps ? Torture. Rien pour combler ce qui manque, l’évidence, le calme, le temps. Parce que, sale histoire, manque quelque chose. L’air, la légèreté, l’eau, l’espace, même s’ils sont là. Le plein est trop plein. Le vide trop vide. Le dehors enferme. Le dedans exclut. On ne trouve pas de place. Et puis, très vite, l’inquiétude vient de ce qu’on n’avance pas, ou très lentement. Ça bloque : stase. Au prix d’efforts inhumains, quotidiens cependant supportables donc vivables, on débouche. Vivables ? C’est en plein dans de l’Histoire. Ça rappelle à la surface de soi des existences de frères. Alors on avance dans cette écriture du dehors qui peine dans la liberté. On constate d’ailleurs qu’on revient sur ses pas. Ce n’est pas possible ! On est retenu, accroché, happé. Ce sont des scènes déjà vécues. On partage, mon vieux, avec d’autres visages qui se déforment et disparaissent sous la grimace. Un poème se termine seulement quelques millimètres plus loin quand un autre nous ramène illico en arrière, au point de départ. Ça recommence. On pense à Sisyphe. De très vieilles forces traversent l’espace, des apparitions. On pense à Méduse, convulsée, qui surveille le travail d’exister. On pense à Winnie qui s’enfonce dans la terre. On pense aux otages de Fautrier. On pense aux crochets, aux rats, aux chiens de Velickovic. On pense à l’avaleur Cronos, ou à l’autre,  » pied enflé  » qui se crève les yeux. Le monde ne lâche pas. On va y passer. On se dit que c’est mal parti, on se dit qu’on n’y arrivera pas, puisqu’il n’y arrive pas, Antoine Emaz, à s’en débarrasser. On n’est bien nulle part. Ça revient. Ça hante. Ça insiste. Ça accélère. Vieille chose.

Très vieille famille de tout ça. Ça vieillit l’humanité. Revoici le mur qu’il met devant ou la terre qui s’effondre ou le regard de bête qui foudroie ou la cage qui entoure ou le jour qui meurtrit. De retour la même tête. On ne résout pas. On oublie, on écarte surtout.

Alors l’écriture qui vient par petits morceaux arrachés à tout par la violence de cette tête, et qui va menacer de s’écrouler aussitôt levée dans le blanc, et qui ne laisse pas tranquille, au calme, qu’est-ce qu’elle transforme ? On sait que, de toute façon on est toujours pris à l’intérieur de quelque chose, un effort, un interstice, le jour la barbarie, une rue, une vision terrifiante, des lignes. On se dit, c’est encore au début. On connaît ça. Ça ne durera pas. Alors, bon sang, finalement, qu’est-ce qu’il transforme, le poème ? Et ça recommence : quelqu’un va venir. Ou quelque chose. Ça recommence. Pour l’instant, ça a sérieusement l’air de vouloir durer. Voilà. Et puis tout s’équivaut. Tout semble vain. Voilà. Il y a à l’intérieur quelque chose qui sait mieux et qui reste. Un caillou. C’est dit. De l’irréductible. On porte à l’intérieur une pierre, un boulet, des gravas. C’est tout. au départ / avant le poème / il n’y a que la vie continuée // et après de même. ça revient au même. Rien n’a bougé, changé. A la fin, c’est la même chose. Aussi, entre temps, un jour, alors qu’on est dans un jardin, est-ce la même chose si vient quelqu’un – un vigilant pour relier à temps ce qui se désagrège dans l’urgence, sous la menace – dans le poème, si entre quelqu’un soudain, chez vous, en vous, qui dit, avec l’intonation, un chant presque : Voulez-vous de la sauce ?

Thierry Bouchard

Théodore Balmoral ; 22/23. 1995.

______________________________ ANTOINE EMAZ ou le fond du poème

Né en 1955 à Paris, Antoine Emaz vit à Angers. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres qu’il sera de plus en plus difficile d’ignorer tant leur modernité nous est déjà nécessaire…/…

Éditions et collaborations

Je reconnais qu’il peut être difficile de se retrouver parmi mes livres : il en va de même pour les revues. Mais derrière cet apparent désordre, il y a un choix clair : le refus d’une édition qui ne se risque plus, et accepte la domination d’impératifs autres que littéraires. Il y a aussi des fidélités : je me sens en complet accord avec F.-M. Deyrolle, par exemple, ou avec Tarabuste. Mais il est vrai que je n’ai pas plus mon éditeur qu’un éditeur ne m’a. Et c’est bien ainsi.

Il faut aussi se demander ce qu’est un livre : ce n’est pas si simple : recueil, livre d’artiste, plaquette, livre-objet… Un livre de dix pages, est-ce un livre ? Un livre à trente exemplaires, est-ce un livre ? Pour moi, si un poème habite un lieu, il y a un livre. Bien sûr, cela introduit une certaine confusion. Tant mieux. J’ai confiance dans le lecteur : s’il le veut, il trouve les poèmes – et sa liberté rejoint ainsi la mienne.

Je ne crois pas que l’on puisse imposer grand chose : le poème se situe entre un auteur, un lecteur et une histoire, un temps qui l’accueille ou non. Pour ma part, j’ai besoin d’une relation avec celui ou celle qui fabrique le livre – non pour imposer mes vues, mais pour qu’il y ait désir et travail communs. En cela, travailler avec des artistes m’intéresse vraiment. Ils ont une autre façon d’aborder le livre, et cela donne des contraintes et des découvertes, comme du jeu dans le travail, une redéfinition du livre à chaque fois. Lorsqu’Anik Vinay m’a proposé de travailler avec elle sur l’ardoise, il y a eu pour moi des contraintes de mètre, et pour elle une manière imprévue de penser l’évolution du livre. Avec Marie Alloy, il y a eu toute une série de choix successifs, d’approximations passionnantes avant de fixer.

Après, on peut penser que ces poèmes sont négligeables parce que d’une diffusion restreinte ; on peut penser qu’il s’agit d’élitisme et d’ouvrages pour bibliophiles. Pour moi, ce sont d’abord des poèmes qui ont trouvé leurs lieux. Cela suffit. Je n’ai pas de raison de les bouger ensuite, pas de raison non plus pour les oublier : ils existent.

D’ordinaire, avec les artistes, je préfère partir d’un projet commun flou mais qui laisse toute latitude, et serrer après, dans la mesure du possible. En général, cela se passe bien : je crois que l’artiste se débrouille mieux que moi avec l’espace du livre ; il arrive à s’arranger, alors que c’est bien difficile pour moi si les contraintes n’ont pas été fixées au départ.

Pour les recueils, il en va un peu différemment puisqu’il s’agit d’intégrer les poèmes dans le cadre d’un volume lui-même pris dans une collection.

J’ai donc plutôt tendance à me fier à l’éditeur, qui connaît mieux ses contraintes et ses possibilités d’ajustement. On parle ensemble, mais je suis surtout attentif à certains points : que ses coupes techniquement obligées ne contrecarrent pas les miennes, par exemple. Le plus souvent, c’est facile ; il trouve les solutions, parfois même avant de m’en parler, puisqu’il sait ce que je veux. D’où l’importance pour moi de cette relation, qui doit être amicale et confiante.

Les titres

Poèmes en miettes (1986) – Deux poèmes (1986) – Poème carcasse (1991) – Poème, corde (1994)

En deçà (1990)
Poème du mur – Poème de la fatigue – Poème des dunes – Poème d’une énergie contenue (I. Dedans ; II. Pâle ; III. Hébétude) – La fin, les chiens.

Poème, l’élan l’impact (1991)

Poème : trois jours, l’été (1992)

La nuit posée là (1992)

c’est (1992)
Poème de la peur – Poème de la confusion – Poème sans bouger – Poème de la masse – Poèmes, travail (Ciel, Étau ; Brusque ; À la limite ; Aveugle ; Ruine ; Mat ; Rien plein) – Poème d’une mémoire muette – Poèmes, cernes – Poème de la fin – Poème : loin, trop – Poème autour d’un visage.

Poème, va (1993)

Entre (1995)
Pour tâcher d’arrêter – Pour suivre – Là, loin – Temps mort, presque – Autour – Autant que possible.

Fond d’oeil (1995)
Fin – Là – Briques – Tête – Viande – Fin.

Titres et lecture

Pourquoi, dans les titres, insister sur  » poème  » ? D’abord, pour afficher la couleur : ce ne sont pas des  » textes « . Il y a aussi, par le singulier, la volonté de marquer que le poème est un mouvement construit en séquences. Souligner ce point est peut-être né d’une réaction suite à mes premiers envois en revues : on me répondait « vos poèmes… » alors que je n’en avais proposé qu’un sur plusieurs pages… D’une certaine façon, le poème me paraît analogue au film : le montage et l’ordre des séquences est une question essentielle.

Je travaille surtout l’écriture avec mes yeux, dans une sorte de musique mentale d’autant plus nette que le silence est parfait autour. Je veux saisir cette musique, même si je sais qu’elle me filera toujours entre les doigts. En cela le poème, sans doute, reste approximatif, dans sa tension vers le plus exact. Lire à haute voix des poèmes me demande un effort : il y a aussi des poèmes que je ne peux que très mal « dire ». En fait, quand je lis en public, j’aime surtout la rencontre et le dialogue qui suivent la lecture !

Les travaux et les jours

J’ai commencé à écrire assez tôt, sans doute vers quinze ans. Mais pendant une dizaine d’années, je suis resté sur le constat que mes poèmes n’étaient pas bons. Puis j’ai été durablement fasciné par l’écriture d’André du Bouchet. Écrire  » comme lui  » ne m’intéressait pas ; et écrire autrement… je ne voyais pas. Je ne sais pas comment je suis sorti de cette impasse : un été, deux poèmes se sont écrits, dans deux directions très différentes : Chant des pauvres et Mur, paroi. C’est à partir de ce dernier poème que j’ai vraiment commencé à écrire.

Non, je ne ressens pas de doute quant à mon identité de poète. Je n’ai aucun désir rentré de roman, de théâtre ou d’essai. Par contre, j’ai souvent des doutes sur la valeur de mon travail : l’impression d’être en-deçà de ce qu’il faudrait. Bref, je ne suis pas tranquille.

Comment s’écrit un poème ? La plupart du temps, en deux phases. La première est courte et violente : sans que je sache très bien pourquoi, une forme et une force s’imposent, suite à un jeu de pressions internes/externes. C’est une sorte de matière première. Commence alors une seconde phase, qui peut durer des mois, quelquefois des années. Il s’agit de manier ce qui était au départ, de l’user en réalisant autant de tentatives que nécessaire. Un travail de suppressions, de corrections, de greffes… Cela donne une série d’états successifs et au bout, à force, je crois que cela tient. Mais bien des poèmes n’en finissent pas de finir, ou s’effondrent définitivement.

Contemporains et  » on « 

J’ai lu et je lis beaucoup de poètes. S’il faut une sorte de lignée, je dirais Baudelaire, Reverdy, du Bouchet. Mais il faudrait citer aussi le Guillevic de Paroi, les vers de Michaux, le savon et la figue de Ponge, Follain, les derniers textes de Beckett… Parmi les contemporains, la diversité est passionnante, et j’aime autant lire ce qui méloigne de mon travail que ce qui m’en rapproche : je pense à Jean-Louis Giovannoni, Bernard Noël, James Sacré, Dominique Grandmont, Jean-Michel Maulpoix, Charles Juliet… Et je pourrais parler aussi d’auteurs moins connus ou plus jeunes qui m’intéressent beaucoup comme Thierry Bouchard, Jean-Pierre Georges, Jacques Lèbre, Jean-Gabriel Cosculluela, Jean-Patrice Courtois, Olivier Bourdelier, Emmanuel Laugier… Je ressens une vraie joie à lire, comme sentir la poésie circuler, vivre à travers la multiplicité des choix, des possibles.

Dans les poèmes, c’est vrai, je n’emploie pas le je, et préfère le on. Est-ce pour marquer que le poème n’est pas un miroir ou une mise en valeur du moi ? Le on revient à mettre à distance le personnel, sans toutefois l’effacer complètement : cet écart me permet sans doute de travailler. Ajoutons que je n’ai pas l’impression dêtre seul dans le poème : une bonne part de mon travail vise le collectif ou le banal. Je ne me crois pas doué dune sensibilité extraordinaire : le on permet de construire une sorte de lieu commun.

Transcription et montage réalisés par Serge Martin
avec l’amical regard d’Antoine Emaz

IN : LE FRANCAIS AUJOURDHUI. 113. Mars 96

__________________________________ VIANDE

En haut de la rue, au coin, il y a une boucherie. Le

mardi et le vendredi, un gros camion blanc, tôt le

matin, et des hommes en blouses sales : ils portent

des blocs de viande aussi grands qu’eux.

Presque personne ne les voit, mais cela a lieu.

De loin, du blanc penché sous quelque chose de

brun avec des taches plus claires dans la masse

sombre, qui bouge.

Des bouts de bêtes.

Est-ce la couleur portée dans l’air froid ou la

courbe des dos sous le poids des carcasses, ou la

rue terne avec ces ombres et le silence, ou même le

camion arrêté, feux éteints, sur le trottoir plus

sombre ?

On ne voit pas ce qui insiste.

Pourtant, c’est dans le rouge.

De mémoire, rien ne filtre.

Alors ?

Le jour commence avec cette viande livrée.

Voilà ce qu’on peut dire.

Antoine Emaz
Fond doeil
Théodore Balmoral, 1995.

MAIGRE

le dehors tourne

vite

la peau craque

personne n’assiste

une peau craque

et ce qu’elle révèle

dedans

ne reste rouge

que peu de temps

on n’attend pas

que cela se ferme

du dehors

on se replie

assez loin

on se serre un peu

et on se ferme

plus loin

dedans

plusieurs fois cela

et on devient mince

fil de glaise

à force

on n’a plus grand-chose

à offrir

à refuser

on se tient

avec un peu de chance

assez encore

pour avoir l’air

et durer sans cesse

attendre
ne pas laisser les choses ainsi

on voudrait

on ne lâche pas

ce sont les mains qui abandonnent

on n’a pas lâché

quand on a fini

on est lâché

et bien forcer de laisser

au bout

Antoine Emaz
Peu importe
Le Dé bleu, 1993.

Poème de la fin

ce qui meurt

nous reste

sur les bras

mais nous

on n’a rien à voir avec la mort

c’est elle qui vient

nous serrer

du dehors

seulement un jour de plus

au bout d’un jour

au jour le jour

ainsi

des années durant

l’apprivoiser

simplement et sans bruit

elle se tait et croît doucement

même au soleil

d’une journée de printemps

dans le remuement des corps

lui faire sa part

la banaliser autant que possible

pour parvenir à croire un peu

qu’elle fait partie des choses

et que cela est bon

ainsi

au moins

tout le monde sait ce que cela veut dire

il est mort

c’est simple

elle recule encore

plus au fond

et nous ne verrons guère les visages

que par accident

remous

un pas lourd un rire une poigne

puis

un peu d’eau ou de temps

recouvrent le peu

puis

rien

mais de façon presque claire

on entend ce qu’on ne voit plus

tomber profond

loin

dedans

on rôde autour d’un manque

une zone devenue d’ombre

vite

cela tient mal à la mémoire

on reste autour du creux

les bords s’éboulent dedans

bientôt on ne verra plus

qui pleure

on dort avec elle au fond de soi

comme un chien roulé en boule

on sait que montera un jour ou l’autre

un vent de terre

et on attend les yeux ouverts

un corps infusé d’encre

une éponge gorgée

et dans la bouche la terre

au lieu des mots

les mots pesant enfin leur poids exact

terre et corps

dehors et dedans

et plus rien d’autre

que de l’herbe ou des arbres

d’ordinaire

les choses vont

et nous aussi

nous allons avec les choses

c’est clair

mais parfois il y a ce qui s’arrête

ou s’abat

en bloquant

et on est brutalement à nouveau

où il faut rire

fou

tout seul

on racle encore

entre le mensonge ancien

et ce qui vient

on a du mal à rester debout

à la fin

qu’est-ce qu’on a donc à voir avec la vie

la mort

on bouge avec ce qui bouge

on se tait avec ce qui reste

il n’y a pas grand-chose d’autre

Antoine Emaz
C’est
Deyrolle, 1992.

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